En direct de l’usine: témoignage

Jean-Pierre Levaray, CQFD

«J’en ai marre du boulot et il y a même pas de plan de départ en préretraite de prévu. » Jean- Luc tient ces propos à deux de ses collègues, assis dans le réfectoire devant une tasse de café. Il a 53 ans et on lui change encore une fois son travail,après 33 ans de bons et loyaux services. Après avoir été pompier dans l’usine, une paralysie des tendons de la main droite l’a conduit à changer plusieurs fois d’affectations. Maintenant il est chef d’équipe aux expéditions d’engrais, c’est-à-dire qu’il bosse avec des intérimaires pour les chargements de sacs d’engrais. Depuis quelques semaines, une récente restructuration du service a entraîné pour Jean-Luc et trois de ses collègues un emploi plus polyvalent, avec apprentissage de nouvelles zones de travail et surtout taf de nuit une semaine sur trois, ce qu’il ne faisait plus depuis des années. C’est sans doute ce dernier point qui lui coûte le plus.

Un collègue vient annoncer à Jean-Luc qu’un des chariots élévateurs, actuellement en circulation pour remplir deux camions, est tombé en panne. Toujours la même panne. Toujours la même manette de changement de vitesse qui casse. Jean-Luc laisse son café et sort du réfectoire pour s’occuper du problème. Il descend les escaliers et traverse la cour où des camions attendent leurs chargements. Là, des chariots font leur ballet d’expéditions,allant des stockages aux camions. Pour rentabiliser les allées et venues, la direction a fait installer à l’avant des chariots de longs éperons qui permettent d’enfiler trois sacs de 600 kg à chaque fois. Le souci c’est que, du coup, le conducteur n’a plus de visibilité et il vaut mieux ne pas passer devant lui lorsqu’il manoeuvre. La réglementation voudrait que la conduite se fasse en marche arrière,mais le trajet est trop long, la direction a obtenu une dérogation.

Jean-Luc déboule de derrière un des camions pour s’approcher du chariot en panne quand un autre Fenwick arrive. Un camionneur crie « Attention ! » mais il y a trop de bruits, à cause des ateliers proches et du trafic. Personne ne l’entend. Jean-Luc est écrasé par le poids du chariot, lesté ras la gueule.

Voilà les faits. Le pire, c’est que ce drame, on le sentait venir. C’est toujours pareil, c’est statistique : lorsqu’il y a des accidents qui se répètent, lorsque parfois on se dit qu’on a eu de la chance de passer à côté, que ça aurait pu être plus grave, le pire finit par se produire juste à ce moment-là. Dans ce secteur de l’usine, on le sentait encore plus, parce que ça faisait des mois que les salariés et les membres du comité de sécurité dénonçaient le manque de visibilité, le rythme d’intervention, la zone de chargement mal agencée, les sous-traitants qui ne connaissent pas bien les lieux, etc. La direction avait répondu par des marquages au sol et le port obligatoire de baudriers jaune fluo. Un peu court.

À l’annonce de l’accident, dans l’usine, les ouvriers sont sonnés. C’est toujours ainsi lorsqu’il y a un accident mortel. Parce que c’est un collègue (tout le monde le connaissait), mais aussi comme il sera écrit le lendemain sur le tract de la CGT : « Il n’y a rien de pire que de mourir au boulot. On vient à l’usine pour essayer de gagner sa vie pas pour la perdre. »

À la direction, un abruti pas du tout dans la compassion dit : « Il ne nous manquait plus que ça. » Il fallait prendre de réelles mesures avant, quand les salariés le réclamaient. Cela fait des mois que toutes les interventions demandées ne sont pas prises en compte. La réponse de la direction est désormais trop classique : « Vu la situation de crise, on ne peut pas faire de travaux, il faut produire dès qu’on peut. Pour le reste, on verra après. » Dans les bureaux directoriaux, certains craignent pour leur place, mais cette tragique péripétie sera oubliée rapidement. Le directeur lui-même va voir la famille de Jean- Luc. Elle sera totalement prise en charge pour éviter qu’elle porte plainte contre la direction.

Dans l’usine, c’est un mélange de tristesse et de colère. C’est le cinquième accident mortel pour cette année sur l’ensemble des sites français du groupe Total. Pour communiquer sur la sécurité les directions savent faire, mais pour appliquer, c’est une autre paire de manches. Total a bien diligenté sur ses sites une enquête interne pour trouver les failles, mais curieusement sans résultat. Tant qu’on se contentera de remplir des formulaires pour dédouaner les directions plutôt que d’effectuer les travaux de fiabilisation, rien ne changera.

Lors de l’enterrement de Jean-Luc, on est plus d’une centaine de prolos à assister à la cérémonie. De l’autre côté du trottoir, la direction est venue, elle aussi au grand complet,mais il n’y a pas intérêt qu’elle se rapproche trop près. Et puis il reste le copain qui conduisait le chariot élévateur. Il est mal, très mal. Il n’a rien pu voir quand il a écrasé son collègue. Il est aujourd’hui cassé. Lui aussi victime de cet accident du travail.

Article publié dans CQFD n°74, janvier 2010.

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