Le médecin de patron

La médecine a, depuis l’antiquité, reçu ces lettres de noblesse. Le médecin ou la médecin, en bon docteur, doit découvrir et utiliser des savoirs, dont l’unique objectif de guérir son patient ou sa patiente. Cette profession, dans toute sa grandeur, semble n’avoir que de dévolu pour le bien de l’humanité! Or, à l’époque moderne, le médecin n’est plus uniquement un guérisseur, il est aussi une source d’informations très importante sur une personne. Cette position devient donc très convoitée quand les informations peuvent servir des enjeux économiques. Dans le cas de l’indemnisation des accidents du travail et des maladies, le diagnostic du médecin peut occasionner des coûts en dédommagement et en prévention sur les lieux de travail qui peuvent être gigantesques. L’alternative à ces coûts pour le patronat est de contester les diagnostics en mobilisant ces propres médecins. Cette pratique, largement répandu, transforme chacun problème de santé et sécurité du travail en combat d’expert.

L’expert n’est jamais neutre

Le médecin est appelé à donner un diagnostic qui soit neutre et impartial sur la situation d’un patient. Il doit, au meilleur de sa connaissance, rendre justice à sa science en décrivant l’état du malade. Or, malgré la bonne foi présumée de tous et toutes, les diagnostics peuvent être contradictoires entre les différents experts même s’ils ont reçu la même formation. La médecine, malgré ces avancés, reste une science incertaine et contradictoire. Même si certains cas sont reconnus par tous et toutes, certaines lésions font encore débat. Les discussions portent généralement sur l’origine des symptômes quand le mal est intraçable ou le facteur fautif qui a causé le tord. Mais au-delà des débats entre courants de pensée, ces discordes ne seraient pas uniquement être motivé par la question théorique.

Économie politique de la santé au travail

« La critique de l’Économie politique, elle aussi, accorde au corps un rôle décisif : l’exploitation capitaliste n’est pas possible sans coercition corporelle et la critique du salariat ne peut être menée à bien sans examen de ses effets délétères sur les corps. »- Haber et Renault, 2007.
Dans les œuvres marquantes du courant marxiste comme le Manuscrit de 1844 ou La situation des classes laborieuses en Angleterre, Marx et Engels démontrent un lien direct entre l’état de santé et le capitalisme En effet, dans les théories matérialistes, l’augmentation de l’accumulation du capital nécessite toujours une plus grande source de travail. Le rapport capital-travail, dans sa course pour la maximisation du capital, favorisait la destruction des travailleurs (surexploitations, augmentation de la cadence de travail et conditions dangereuses de travail) La journée de travail, toujours plus axé vers la constitution de la survaleur, entraîne une plus grande fatigue et usure biologique chez le travailleur ou la travailleuse. Les conditions dangereuses de travail sont toujours favorisées si elle favorise l’augmentation du travail. Bref, pour Marx et Engels, le capitaliste amène une plus grande pauvreté chez les classes laborieuses et une détérioration de leur santé.
Par contre, avec le développement de l’industrialisation, les besoins économiques changèrent. L’augmentation du niveau de vie était devenue une composante cruciale pour permettre une plus forte croissance économique dans les pays en voie d’industrialisation. C’est alors que plusieurs politiques de santé publique furent mises en place en tension constante avec le désir des propriétaires individuels d’augmenter leur rendement. De plus, l’augmentation de l’industrialisation résulta par la création d’un mouvement ouvrier sans cesse croissant et combatif qui revendiqua, plusieurs fois, une meilleure gestion de la santé au travail. Au Québec, la santé au travail a été judiciarisée et intégrée à l’État. C’est un véritable processus de pacification des conflits autour des enjeux du travail que l’on assista. Les poursuites des organisations ouvrières devenues croissantes coûtaient cher aux entrepreneurs. Alors, l’État décida d’interdire les poursuites contre les entrepreneurs en échange d’une indemnisation offerte à tous et toutes aux frais du patronat. Désormais, c’est une compagnie d’assurance publique (Commission de la santé et sécurité du travail) qui s’occupe de la prévention et de l’indemnisation. Face au système public qui facture les entreprises pour chaque légion, il serait possible que de croire que le capitalisme serait soumis aux dictats publics. Au contraire, cette dernière ne se retrouve pas démunie face à ce processus. Elle peut contester toutes les décisions de la CSST devant un tribunal administratif (Commission des lésions professionnelles).
« Encore une fois malheureusement, le contrôle des lésions professionnelles n’est pas mon propos aujourd’hui, mais laissez-mois au moins vous dire que vous pouvez contrôler simultanément les déboursés d’une lésion professionnelle en attaquant simultanément au plan administratif et au plan médical. »- Jean-François Gilbert, 1992

Cette citation tirée d’une conférence d’un avocat-conférencier au début de la décennie 1990 témoigne de la philosophie trop répandue chez le patronat sur la « gestion » des dossiers de lésions professionnelles. La question médicale devient donc un enjeu primordial pour les finances des entreprises aux prises avec des lésions professionnelles. Ces dernières peuvent coûter très cher sur la rentabilité. Dans plusieurs cas, il est plus profitable pour eux de contester que de payer les frais médicaux et de remplacement de revenu. Les entreprises mobilisent donc des experts afin de plaider leur cause devant la Commission des lésions professionnelles. C’est ainsi que le travailleur blessé ou malade doit prouver que son malaise est bien une maladie professionnelle ou un accident du travail. Le travail de reconnaissance face aux instances et contre les avis patronaux peut devenir un véritable chemin de croix.

La médecine contre le patient

La profession médicale devient donc tordue par les intérêts capitalistes. Les médecins de la partie patronale tenteront de prouver que le médecin traitant le tord de son diagnostic. Ce dernier, médecin de profession, doit devenir défenseur de la cause de son patient. Cette situation est souvent exacerbée dans les milieux non syndiqués ou avec une forte précarité. Elle est aussi très tendue quand il s’agit une maladie chronique ou une maladie mentale dont l’origine est nébuleuse ou plurielle. À titre d’exemple, une malade sur deux réclamants une indemnisation à la CSST se verra refuser lesdites sommes. Par contre, environ 80 % des blessés (accident du travail) recevront une compensation. Ce n’est pas uniquement au niveau des instances légales que la médecine devient une arme contre les travailleurs et les travailleuses. Chez les thérapeutes, une culture de la détection des fraudeurs s’est mise en place. Les physiothérapeutes et autres spécialistes se font éduquer à trouver les fraudeurs afin d’améliorer le dépistage des abus. Cette culture tente ainsi de placer chaque patient comme un potentiel criminel aux yeux de la CSST.

Ces stratégies n’ont pas pour objectif de rendre efficient le système de santé et sécurité, mais d’externaliser un coût de production vers le travailleur ou la travailleuse. Dans une entreprise, c’est le patron qui décide des conditions de travail et des tâches accomplir. Par ce fait, il est directement responsable de tous les dangers au travail qui peuvent survenir. Ces dangers sont le fruit de toute entreprise fondée sur la maximisation du profit et la minimisation des pertes.

La nécessité d’organiser une contre-expertise par le mouvement des travailleurs

Le régime de reconnaissance des lésions professionnelles est le fruit de l’organisation d’un mouvement de lutte. Par exemple, en 1975, les ouvriers des mines d’amiante d’Asbestos se mirent en grève pendant plus de 9 mois afin de faire reconnaître par une nouvelle loi les multiples causes d’amiantose et de silicose qui tuaient dans la région. Cette grève déboucha par la création d’une loi unique sur ces types de maladies. Ce mouvement n’aurait pu être aussi fort sans l’appui des médecins qui ont soutenu la lutte des ouvriers et des ouvrières en mettant leur expertise au profit du monde ouvrier. La contre-expertise a pour effet pédagogique de démasquer les abus du capitalisme et de mobiliser les ouvriers autour d’un enjeu concret.

En savoir plus :

Banville, Roch. La peau des autres : non au travail qui estropie, empoisonne et tue! / Roch Banville, 1999.

Charbit, Yves. « Capitalisme et population : Marx et Engels contre Malthus ». Revue d’Histoire des Sciences Humaines no 13, no 2 (1 septembre 2005): 183-208. doi:10.3917/rhsh.013.0183.

Conflits, Le comité de rédaction de Cultures &. « Biopolitique et gouvernement des populations ». Cultures & Conflits, no 78 (15 décembre 2010): 7-10.

Dion, Christian, et Danielle Poulin. L’évolution de l’indemnisation des victimes d’amiantose au Québec. Université Laval, 1986.

Fassin, Didier. « Entre politiques du vivant et politiques de la vie: Pour une anthropologie de la santé ». Anthropologie et Sociétés 24, no 1 (2000): 95.

Fleuret, Sébastien, et Raymonde Séchet. « Géographie sociale et dimension sociale de la santé ». In Colloque ESO, 2004. http://assos.univ-lemans.fr/LABO/eso/IMG/pdf/fs.pdf.

Lippel, Katherine, Marie-Claire Lefebvre, Chantal Schmidt, et Joseph Caron. « Traiter la réclamation ou traiter la personne ». Les effets du processus sur la santé des personnes victimes de lésions professionnelles. Service aux collectivités de l’UQAM, 2005.

Haber, Stéphane, et Emmanuel Renault. « Une analyse marxiste des corps? ». Actuel Marx, no 1 (2007): 14-27.

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