LE DÉNOMBREMENT

Le 24 mars dernier, à Montréal, à la demande de sa seigneurie Coderre, l’Institut Douglas
et le YMCA orchestraient un dénombrement de la population itinérante de la métropole.

Pas loin de 1000 bénévoles et employé-e-s mobilisé-e-s dans les rues, dans les centres
de jour, les hébergements d’urgence, etc, pour compter le nombre de personnes sans-abris. Un genre de sondage des pauvres, quoi. Un projet comme un autre qui coûte cher cependant, malgré les bénévoles. Mais bon, qu’importe.

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L’idée était donc de prendre un portrait de la situation montréalaise. Les évaluations précédentes chiffraient à environ 30 000 le nombre de personnes en situation d’itinérance à Montréal, et ce, annuellement. L’estimation se basait sur l’affluence dans les bouffes de rue, les refuges, etc. Certes, il y avait des nuances à faire autour de ce chiffre, mais qu’importe, poursuivons. Dès le départ, plusieurs regroupements et organismes ont grincé des dents. Quelle méthodologie serait employée? Comment les données seraient interprétées, quelle est la valeur d’un tel échantillon? Des questions somme toute légitimes. Mais aussi, quel impact sur les organismes aurait une telle entreprise? Parce qu’on le sait ben, on est plus très fort sur la prévention au Québec. On est pas mal plus prompts à « patcher » une fois qu’ça saigne qu’à prévenir l’hémorragie.Alors, on se fie aux chiffres. Si les données démontrent qu’il y a 10 000 sans-abris à Montréal, on s’organisera pour offrir des services pour 10 000.

Donc, le 7 juillet (2015) le Devoir publiait les résultats du sondage : 3016 personnes
itinérantes à Montréal. Une méchante différence avec les chiffres avancés précédemment. Les organismes montréalais auraient-ils donc imaginé vingt-sept mille sans-abris?
Deuxième contexte : je travaille dans le milieu communautaire. Pas depuis longtemps, certes, mais assez pour m’être fait une idée de la réalité. Le mandat de l’organisme pour lequel je bosse : prévention de l’itinérance chez les personnes nouvellement arrivées à Montréal, ou celles qui ne connaissent pas les ressources.

Et des personnes dans marde, on en croise, pis à la pelleté.

Malgré ma courte expérience, nombre de choses me font tiquer dans ce sondage et l’article qui en traite. La méthodologie, je serai franc, je ne suis pas expert. Par contre, il ne faut pas la tête à Machin pour se douter que faire cette tournée une seule journée ne dresse pas un portrait global, ou même précis, mais bien un cliché pour une journée. Une journée sur 365.

« …révèle que 3016 personnes se trouvaient en situation d’itinérance cette journée-là. » D’accord, ici, on mentionne que ce n’est qu’une journée. Par contre, juste après, on sous-entend autre chose. «Ce chiffre — 3016 — est de beaucoup inférieur aux évaluations faites dans le passé, qui estimaient à environ 30 000 le nombre d’itinérants dans la métropole, mais qui se basaient sur la fréquentation de ressources comme les refuges et les soupes populaires au cours d’une année. »

Soit, on souligne peut-être la nuance, par contre, on donne beaucoup d’importance au fait que ce chiffre soit bien inférieur « aux évaluations faites dans le passé. »  Tout est dans la formulation. Un mot, une virgule, et le sens donné, ou la connotation, est autre.

Ensuite, il n’est pas tatoué dans le front de chaque sans-abri son statut, il n’est pas fait mention du fait que certaines personnes puissent ne pas dévoiler leur situation. Si
certaines personnes dorment par-ci par-là, chez des ami-e-s, un proche, un parent, mais n’ont pas de toit, et fréquentent à l’occasion des héberge- ments d’urgence, comment les
dénombrer?

Aussi, c’est bête à dire, mais la date choisie ne m’apparaît pas comme très judicieuse. Faut
comprendre que Montréal se retrouve à être un important point de transit. Au travers du Québec, mais entre les Maritimes et l’Ouest canadien aussi. Et l’été est une forte saison de
migration au sein des populations provinciales et nationales. Il est plus simple de dormir dehors, de flâner sur le trottoir, de quêter une couple de piastres, quand il fait soleil et chaud, qu’à moins trente quelques degrés.

Également, on ne fait jamais la distinction entre les types d’itinérance. Il y en a trois. Chronique, c’est grosso modo ta situation en général. Cyclique, tu t’en sors parfois, mais tu te retrouves dans la rue régulièrement. Situationnelle, les aléas d’un système pourri, les mauvais choix personnels plus les « bad lucks ». Pour chaque type, des personnes qu’on identifiera plus facilement, qui connaissent mieux les ressources, qu’on risque de croiser plus souvent.

Tout ça pour dire qu’y a matière à réflexion, et qu’à mon sens, on lance ce chiffre un peu au hasard, sans se questionner sur sa valeur et sa signification. Pis les gens vont le retenir ce chiffre, juste lui. Pas ses critiques. J’ai déjà soulevé les inquiétudes par rapport au financement, j’en apporterai une autre qu’un camarade du communautaire me mentionnait. De par leurs dépendances aux subventions, leur perte d’autonomie, nombre d’organismes, outre offrir leurs services et soutien, ne peuvent plus ou n’ont plus d’énergie pour se mobiliser dans un cadre politique. Certes, s’ils sont acculés au pied du mur et se braquent
contre les coupures dans leur financement (c’est leur gagne-pain, mais c’est aussi un service qu’ils-elles savent essentiel), il est de plus en plus difficile de mobiliser leurs employé-e-s et membres contre des mesures politiques, ou idéologiques, qui vont à l’encontre même de leurs valeurs de justice sociale. Du corporatisme malgré soi, genre. Et j’ai bien peur que ce sondage ne fasse que renforcer cette triste tendance.

La Sociale, Volume 4, octobre 2015

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