Le 24 avril, je ne compte pas!

Le 24 avril prochain, le gouvernement du Québec va compter les personnes en situation d’itinérance dans 11 villes. Ce dénombrement s’inscrit dans la volonté des gouvernements de justifier d’importants programmes prétendant à mettre fin à l’itinérance en quelques années. Documenter davantage l’itinérance et ultimement y mettre fin, ce sont de bonnes intentions, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions.

 

Compter les personnes en situation d’itinérance visible occulte l’ampleur de la situation

L’exercice proposé est essentiellement une photographie d’un moment isolé dans des lieux déterminés. De nombreux lieux ne seront pas visités, des régions entières sont exclues et les bénévoles qui mèneront l’exercice vont identifier les personnes sur la base de critères minimalistes relevant des stéréotypes associés aux personnes itinérantes.

 

Ainsi, un grand nombre de personnes en situation d’itinérance cachée, épisodique ou situationnelle seront écartées et, de ce fait, «invisibilisées» (notamment les femmes, les jeunes, les autochtones, les personnes issues de communautés culturelles). Cet effet risque d’être particulièrement important en région où les stratégies de survie de ces personnes font en sorte qu’elles ne sont pas « visibles ».

 

Les résultats obtenus comportent des risques réels si on leur donne trop de crédibilité ou qu’on tente des comparaisons. À titre d’exemple, si on dénombre moins de personnes en avril 2018 à Montréal qu’en 2015 se félicitera-t-on d’avoir réduit l’itinérance? Un nombre est facile à comprendre, facile à comparer, mais tiendra-t-on compte des autres indices, comme le fait que les refuges montréalais, notamment pour les femmes, ont continué de déborder tout l’hiver, que les ressources continuent de refuser des centaines de personnes chaque année faute de places ?

 

Enquêter les personnes en situation d’itinérance, une pratique irrespectueuse près du déni de droit

En plus de les compter, les équipes de dénombrement vont administrer des questionnaires exhaustifs aux personnes rencontrées. De nombreuses questions vont au cœur des situations de vie qui ont pu conduire les personnes à la rue. Bien que les personnes soient libres d’y répondre ou non; il demeure que plusieurs seront replongées directement dans des éléments traumatiques de leur existence par des bénévoles bien intentionné-es, mais pas nécessairement équipés pour faire face à ces situations.

 

Plusieurs des questions présentes dans le questionnaire vont à l’encontre des principes fondamentaux des démarches par/pour/avec essentiels en matière d’intervention. Dans ces approches, les personnes aidées sont amenées à parler de leurs réalités à leur rythme ou du moins d’une manière beaucoup moins précipitée.

 

Qui accepterait de répondre à des questions sur ses fréquentations, pratiques sexuelles, expérience d’incarcération avec des inconnu-es rencontrés par hasard sur la rue, possiblement dans un moment de détresse? Est-ce que les personnes questionnées se sentiront à l’aise de refuser alors qu’elles sont déjà régulièrement interrogées par les forces de l’ordre? Et quel impact cette démarche périlleuse aura-t-elle sur la capacité des intervenants et intervenantes d’entrer en contact avec les personnes questionnées ? Après avoir répondu au questionnaire, les participants et participantes recevront une superbe carte-cadeau Ti Moton, un citoyen corporatif exemplaire!

 

Pourquoi compter les personnes itinérantes?

Pourquoi cette concentration sur l’itinérance visible qui occulte l’existence et l’ampleur des différentes formes d’itinérance? L’itinérance visible est celle qui dérange les capitalistes et leurs laquais. C’est celle qui prend de la place dans les centres-villes aseptisés, c’est elle qui nuit à la vente de condos dans les quartiers populaires, c’est elle qui expose les trous béants du filet social. Il devient important pour les gouvernements d’agir, mais sans déplaire aux patrons, investisseurs et banquiers.

 

La recette est simple, on compte des itinérants. Malgré les bémols des organisateurs, l’information maîtresse demeure le chiffre. Puis le gouvernement fixe un objectif de sortir de la rue une partie symbolique de ce nombre en quelques années. Pour ce faire, il aura recours à l’approche à la mode chez les décideurs: le Housing first (aussi appelé Logement d’abord, stabilité résidentielle avec accompagnement). Au cours des dernières années, le gouvernement fédéral et provincial ont redirigé une part importante de leur financement aux groupes communautaires vers l’approche Housing First au détriment d’autres activités tel que le travail de rue, la réduction des méfaits et la prévention en général.

 

Puis on recompte! Peu importe que le chiffre soit à la hausse ou à la baisse, la conclusion politique sera favorable à l’approche…

 

Pourquoi les gouvernements sont-ils si favorables à l’approche Housing first?

Les gouvernements sont favorables à cette approche parce qu’elle semble efficace aux yeux du public et surtout parce qu’elle ne remet pas en question l’ordre établi. Viser la « fin de l’itinérance » en contexte capitaliste est bien illusoire, mais demeurera un slogan fort utile pour vendre des solutions « prêtes-à-voter » aux décideurs en manque d’images engagées.

L’approche Housing first fonctionne dans certaines circonstances, mais elle vise uniquement l’aide aux personnes qui sont déjà à la rue depuis longtemps, ainsi plusieurs personnes en situation d’itinérance ne peuvent tout simplement pas participer à ces projets. De plus, pour de nombreuses raisons, plusieurs personnes logées par ces programmes ne sont pas en mesure de se maintenir en logement et finissent par quitter. D’autres n’ont tout simplement pas la capacité financière de conserver un logement une fois le programme terminé et doivent donc retourner à la rue. Elle propose une « solution simple » à des situations complexes qui forcément échouera.

 

La solution proposée par Housing First éloigne l’État de ses responsabilités à long terme; ainsi le recours au logement privé subventionné fait bien l’affaire de propriétaires qui héritent d’une clientèle captive, peu exigeante et dont le paiement du loyer est à peu près garanti. En utilisant des logements privés, on diminue à très court terme les besoins en logements et on renforce le rôle du privé. On ne favorise pas non plus la création d’espaces collectifs et sociaux. Ceux-ci sont des investissements qui demeurent la propriété des collectivités et offrent des milieux diversifiés et structurants.

 

Le 24 avril, nous serons comme d’habitude avec des personnes en situation d’itinérance, mais nous refusons de compter! Nous invitons les membres du SITT-IWW et la population à ne pas participer à cette supercherie!

 

Solidarité,

 

Des travailleuses et travailleurs en itinérance

 

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