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Une histoire de la Formation d’Organisation du SITT-IWW

Marianne Garneau présente le développement du programme de formation unique de l’IWW et de son approche novatrice en organisation syndicale.

La formation syndicale de l’IWW est virtuellement unique en son genre. Elle consiste en deux ateliers intensifs de deux jours. Ces ateliers sont ouverts à tout·e membre ou travailleur·euse pour leur inculquer les compétences nécessaires à l’organisation de leur milieu de travail : la collecte d’informations, les contacts de leurs collèges, les rencontres un à un, la construction d’un comité d’organisation et le traitement collectif des problèmes. Le but du premier atelier, « Formation en organisation 101 : Construire le comité », est de s’assurer que n’importe quel.le participant·e — sans aucune expérience préalable en organisation — puisse entreprendre sa propre campagne d’organisation au travail et même organiser une modeste action directe avec ses collègues pour régler un grief ou obtenir une concession. Le deuxième atelier, la « Formation en organisation 102 : Le Comité en action », présente une approche systématique pour le traitement des griefs fondée sur l’action en milieu de travail, de même que les détails pratiques et les questions stratégiques concernant le maintien d’un comité d’atelier.

Son curriculum n’est pas pensé pour le personnel employé par les centrales, mais bien pour les travailleur·euses, dans le but de leur enseigner comment organiser leur milieu de travail sans l’intermédiaire d’un personnel syndical payé. L’objectif ultime de l’approche du SITT-IWW est de bâtir une structure dont les actions sont majoritairement menées par les travailleur·euses concerné·es, par l’entremise d’un comité représentatif du milieu de travail, où les décisions sont prises de manière horizontales et qui est capable d’organiser des actions directes sur le plancher pour régler des griefs et assurer de nouveaux gains. Cette approche est une alternative au système des délégué·es syndical·es et au processus standard de négociation, griefs et arbitrage, qui se déroule loin du plancher de travail et qui s’appuie sur des avocat·es et autres professionnel·les. La position de l’IWW est qu’outre le fait que ce processus est couteux et lent, son but est de limiter les actions en milieu de travail, surtout celles qui entraîne une perturbation de l’économie de l’entreprise ou de la société . Pour reprendre leur language: « Travaillez maintenant, déposez un grief plus tard. »

C’est pour toutes ces raisons que la formation de l’IWW est exceptionnellement démocratique comparée aux autres formations syndicales. Elle est aussi démocratique dans sa structure, puisque son objectif est de former les futures formateur·trices. Tout·e membre peut assister aux formations et postuler ensuite pour suivre un cours de certification et devenir formateur·trice. Le programme est supervisé par un comité élu de cinq formateur·trices et est remarquablement stable et capable d’assurer sa pérénité, compte tenu du fait qu’il est entièrement géré par des bénévoles et que son budget est limité (les formateur·trices sont remboursé·es pour le coût de déplacement et reçoivent un petit per diem). Sa capacité augmente systématiquement — en nombre de formateur·trices et en fréquence des formations données — depuis ses débuts, il y a presque 20 ans, ce sont des milliers de personnes qui ont été formées. Cette accessiblité et cette horizontalité sont parmis les aspects les plus populaires et appréciés de l’IWW, de même que la pierre angulaire des campagnes d’organisation les plus efficaces du syndicat.

La conception de la formation d’organisation de l’IWW est une histoire intéressante, parce qu’elle suit l’établissement d’une approche unique au syndicat dans les dernières décennies. Pendant longtemps, suite à la perte des locaux de machinerie lourde de Cleveland dans les années 1950, le syndicat battait de l’aile avec une présence quasi inexistante en milieux de travail et avec des membres bénévoles activistes (n’importe qui sauf un· patron·e peut prendre sa « carte rouge ») qu’on ne comptait que par centaines. Chaque fois que l’IWW tentait de se réinvestir comme organisation ouvrière, son approche était empruntée à celle des syndicats traditionnels et les résultats en étaient majoritairement décevants. Ce qui a motivé le programme de formation était un autre forme de « retour aux choses sérieuses » à la fin des années 1990 et au début des années 2000, alors que l’IWW recommençait à organiser des campagnes. Le programme était une tentative de fournir de meilleures pratiques aux campagnes autonomes, alors marquées par des cycles d’expansion et d’affaiblissement.

Dans un premier, l’IWW a à nouveau emprunté du matériel éducatif et du savoir technique aux syndicats traditionnels grâce aux membres en « dual-carding » qui travaillaient en tant qu’organisateur·trices ou délégué·es chez d’autres syndicats, et grâce aux membres qui avaient été formé·es par d’autres syndicats, comme par l’« Organizing Institute » de l’AFL-CIO. À travers un ensemble de techniques et de stratégies éparpillées, additionnées d’une critique politique de la loi du travail, le syndicat a vu naître son système du comité d’atelier en développant une approche qualitativement différente pour l’organisation du pouvoir ouvrier.

 L’approche « luttez pour des gains, pas pour de la reconnaissance » situe l’IWW dans les marges du monde syndical, comme il l’a toujours été, mais c’est ainsi qu’il a finalement retrouvé ses racines révolutionnaires en rejetant les conventions collectives et la coopération avec le patronat. « L’IWW ne reconnaît aucun droit aux boss », a dit Big Bill Haywood à la Commission on Industrial Relations du Congrès américain en 1915. « Nous disons qu’aucun syndicat n’a le droit de signer un accord avec le patronat… parce que c’est la mission inhérente à la classe ouvrière de renverser le capitalisme et de prendre le pouvoir à sa place. » À travers sa longue période de dormance — alors que se normalisaient les conventions collectives contenant des clauses interdisant le droit de grève et des clauses sur les droits patronaux — l’IWW a maintenu que la loi du travail n’était pas un cadeau à la classe ouvrière. Toutefois, c’était une position quelque peu abstraite, puisque le syndicat n’avait pas d’alternative distincte en terme d’organisation et peu de locaux actifs.

Même si dans les dernières décennies, d’autres syndicats sont devenus plus cyniques par rapport au National Labor Relations Board et aux cours de justice, l’IWW est resté unique en son genre avec un modèle de négociation en milieu de travail séparé des votes d’accréditation, des certifications et des conventions et qui ne se fonde pas non plus sur de l’activisme financé ou sur des coalitions électoralistes, mais qui s’appuie plutôt sur le pouvoir ouvrier en milieu de travail.

Ce qui suit est l’histoire de la conception par l’IWW de sa propre formation d’organisation et de son approche syndicale en général telle qu’elle a évolué pendant presque cinq décennies. Je débute avec des manuels d’organisation distribués aux membres dans les années 1970 et je conclus avec les derniers développements du programme en cours. Cette recherche est fondée sur une revue de chaque manuel de formation que le syndicat a publié depuis les années 1970, sur du matériel d’archive tel que le journal Industrial Worker et le Bulletin d’organisation général, ainsi que sur une douzaine d’entrevues détaillées avec des membres, ancien·nes et actuel·les.

Préhistoire du programme d’aujourd’hui : Pamphlets d’organisation et manuels des années 1970 à 1990.

« A Worker’s Guide to Direct Action » (1974)

Avant le développement d’une formation en personne dirigée par le Comité de formation des organisateurs et organisatrices, les membres avaient accès à plusieurs pamphlets et manuels d’organisation, publiés par des membres et disponibles au quartier général ou dans les branches locales.

L’un d’eux était le « A Worker’s Guide to Direct Action », un pamphlet de 15 pages qui décrivait brièvement des tactiques comme les ralentissements, la grève du zèle, les grèves sur le tas, les grèves de congés de maladie et la dénonciation. Ce pamphlet était en fait une réédition abrégée d’un pamphlet publié par Solidarity au Royaume-Uni en 1971. La version de l’IWW présentait ces tactiques comme une alternative à deux choses : la procédure « lente et maladroite » des griefs, où « une dispute passe par une série de rencontres et finit par être tranchée par une arbitre, habituellement un·e avocat·e ou une professeur·e » et les « longues grèves », qui « coûtent trop cher et sont trop épuisantes pour être utilisées souvent ». De plus, le pamphlet note que « l’exécutif de l’AFL-CIO-CLC… accumule de gros fonds de grève. »

Le pamphlet a été réédité et très modestement mis à jour au cours des ans, par exemple par la branche de Lehigh Valley dans les années 1990, qui a réécrit l’introduction pour décrire les origines historiques du cadre des lois du travail, qui aurait pour but de contenir la guerre des classes, et pour définir l’action directe comme de la « guérilla ». Le pamphlet a aussi été republié par la branche d’Edmonton dans les années 2000 sous le titre « Comment virer son patron ».

Bien que le recours aux actions sur le plancher s’accorde avec l’approche historique de l’IWW, ces écrits sont adressés à des travailleur·euses individuel·les et ne contiennent pas de conseils pour l’agitation ou le développement de ses collègues, ni pour la construction d’une campane et encore moins pour la résistance aux représailles qui suivent l’action directe. Le pamphlet note que pour utiliser ses tactiques, il faut avoir « de l’organisation au travail », du moins dans le sens d’un « accord général que les conditions de travail doivent changer », mais les exemples colorés cités hors contexte sont quelque peu ambitieux, peut-être même irresponsables.

Manuel d’organisation (1978)

Une autre série de pamphlets — cette fois écrits par des membres de l’IWW — a été publiée dans les années 1970. On y trouve un manuel d’organisation et un manuel de négociation. « Le problème de la croissance — comment rejoindre les gens et s’organiser — a dominé la convention [de 1971] », selon les mémoires d’Ottilie Markholt, une activiste syndicale de longue date du Nord-Ouest Pacifique, mais à l’époque une nouvelle Wobbly. Une « femme aux airs trompeurs de grand-mère qui était en fait une syndicaliste intransigeante », selon un hommage posthume publié dans le Industrial Worker trente ans plus tard. Selon Markholt, à la lumière de cette nouvelle priorité, « un groupe de délégué·es s’est rencontré informellement pour planifier la rédaction d’un manuel d’organisation pour l’IWW… La convention a approuvé notre plan et m’a nommée coordinatrice. » Le groupe a « réfléchi au problème des membres-organisateur·trices avec un cercle toujours grandissant de correspondant·es », y compris Fred Thompson, figure emblématique de l’IWW. Le groupe a produit un manuel de 23 pages qui sera vendu par le quartier général.

 D’un point de vue pratique, le manuel reprend les bons conseils habituels de l’époque en matière d’organisation : il conseille d’obtenir une liste de travailleur·euses — sans toutefois fournir beaucoup de conseils techniques — et d’effectuer des visites à domicile. Il souligne l’importance du contact direct, mais discute également d’organiser de grandes réunions pour parler du syndicat aux travailleur·euses (le recours aux réunions de masse pour le développement de contacts a été abandonné dans le programme de formation actuel : ces réunions sont trop perméables aux fuites et se limitent souvent à ce que dans le milieu on appelle le plus petit dénominateur commun). Le manuel conseille sobrement de créer un comité représentatif de l’ensemble du lieu de travail — donc de « chaque département et/ou quart de travail » et de « chaque groupe ethnique et racial… équilibré en termes d’âge et de sexe selon les proportions du lieu de travail ». Il insiste sur le fait que le syndicat « doit être un mouvement majoritaire ou il ne sera rien » et sur l’importance d’élaborer des « règles de travail démocratiques ».

Le manuel reproduit les approches syndicales traditionnelles, incluant la campagne pour remporter un vote d’accréditation. La plupart de ses conseils sont axés sur l’usage de moyens alternatifs comme le piquetage ou la grève pour remporter un vote d’accréditation ou une reconnaissance légale (les formateur·trices d’aujourd’hui rétorqueraient que d’obtenir la reconnaissance légale par ces autres moyens n’en ouvre pas moins la porte à des relations de travail formalisées). La section consacrée à l’action antisyndicale se concentre sur les tactiques légales de blocage de l’accréditation utilisées par le patronat. Un modèle de carte d’adhésion est inclus.

Il est fascinant de constater cette focalisation sur l’accréditation malgré la présence de l’avertissement suivant :

Contrairement au mythe officiel du syndicalisme libéral, le droit de s’organiser et de négocier collectivement n’a pas été codifié… par amour pour la classe ouvrière. Cette législation a plutôt été adoptée pour contenir la rébellion croissante du syndicalisme… Par conséquent, bien que vous puissiez rencontrer des enquêteur·trices et des avocat·es sympathiques dans les bureaux régionaux du NLRB, vous êtes essentiellement sous la direction d’un appareil judiciaire hostile.

En fait, une longue section au début du manuel déplore la récente capitulation de l’IWW au cadre des relations de travail. Il maintient que ce faisant, le syndicat a perdu de vue son intuition fondamentale : le pouvoir des travailleur·euses est fondé sur l’action des travailleur·euses et non sur l’intervention du gouvernement:

Au cours de récentes campagnes, nous avons ignoré la différence fondamentale entre l’IWW et tous les autres syndicats : la reconnaissance de la lutte des classes et le fait que la seule façon d’y mettre fin est d’abolir le système du salariat. On s’est présenté comme un syndicat de négociation avec des cotisations bon marché et des officier·ères peu ou pas rémunéré·es. Nous avons attribué les échecs des autres syndicats aux responsables bureaucratiques et/ou corrompu·es.

Les auteurs et autrices indiquent clairement que les autres syndicats ne sont pas corrompus en raison des lacunes morales de leurs officier·ères, mais bien parce que ces syndicats sont prisonniers d’un cadre gouvernemental qui lie les mains des travailleur·euses :

Les syndicats conventionnels sont fondés sur la prémisse que le travail et le capital sont partenaires, avec le gouvernement comme arbitre, dans un système de collaboration de classe qui profitera aux deux parties… En reconnaissant le droit du gouvernement d’arbitrer le partenariat, ces syndicats renoncent à leur seule véritable source de force, le pouvoir économique…

Les fonctionnaires locaux·ales reflètent ces contradictions. Elles peuvent être des personnes très honnêtes et sincères, mais elles sont immobilisées par ces contradictions. Même si elles comprennent elles-mêmes la lutte des classes et voudraient vraiment voir leurs sections locales négocier sur cette base, elles ne peuvent tout simplement pas accomplir grand-chose face au poids du reste du syndicat.

Encore une fois, les auteurs et autrices soulignent l’absurdité de penser que l’IWW peut participer au système des relations de travail sans tomber dans les mêmes pièges que les autres syndicats. Leur manuel souligne le fait que la participation à ce cadre juridique revient à abandonner l’idée fondatrice de l’IWW :

Nous avons essayé de couper l’IWW en deux et de séparer le préambule [qui affirme que la classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien en commun et que le système salarial doit être aboli – MG] et le syndicat en tant que véhicule pour obtenir des revendications immédiates. En fait, nos campagnes disent maintenant : « Oubliez ces idées visionnaires. Nous y croyons, mais nous ne nous attendons pas à ce que vous, des travailleur·euses ordinaires y croient. Considérez-nous simplement comme un syndicat pur et simple pour l’instant. » Nous avons essayé de nous vendre comme un syndicat qui est bon, jeune, pauvre et propre, en opposé à un syndicat qui est mauvais, vieux, riche et corrompu. Ces campagnes ont été uniformément vouées à l’échec.

En d’autres mots, l’action ouvrière directement sur le point de production est essentielle à la construction du pouvoir de la classe ouvrière et à l’obtention de ses revendications, et c’est exactement ce que le système du NLRB s’est efforcé de faire disparaître. En adoptant ce système, l’IWW ne peut faire mieux.

Ce manuel d’organisation nous met face à la contradiction d’une analyse lucide qui reconnaît ces contraintes, mais qui se résout à conseiller aux membres de l’IWW de poursuivre les mêmes stratégies légalistes que les autres syndicats. Alors que l’IWW s’était fixé comme objectif de s’arracher à l’insignifiance historique et d’organiser à nouveau des milieux de travail, le syndicat ne disposait pas encore d’un modèle pour y parvenir. Dans ce premier manuel, la stratégie ne s’agençait pas au but — la pratique était dissociée de la théorie. Il n’y avait aucun moyen d’institutionnaliser l’idée d’une organisation dirigée par les travailleur·euses ou fondée sur la lutte des classes. L’IWW ne disposait pas encore de son propre programme d’organisation.

Manuel de négociation collective (1978)

Le manuel d’organisation a été publié en même temps qu’un manuel de 33 pages sur la négociation collective, également dirigé par Markholt et vraisemblablement aussi rédigé en grande partie par elle.

On y trouve également une réflexion sur le pouvoir des travailleur·euses dans son introduction. On y présente la négociation comme étant fondamentalement une lutte pour le contrôle du milieu de travail et de ses conditions. Malgré cela, les conseils qui suivent sont des documents assez orthodoxes et techniques portant sur la définition de l’unité d’accréditation et sur les trois catégories de clauses de sécurité, de conditions de travail et de rémunération. On reconnaît que la constitution de l’IWW interdit le prélèvement à la source des cotisations, car « l’efficacité accrue ne compense pas la perte de contact personnel entre les membres et le syndicat ».

Dans l’ensemble, le manuel de négociation est quelque peu irréaliste, déconnecté de ce qui serait nécessaire pour appliquer ses conseils : le pouvoir ouvrier. Par exemple, une note explique que « la réduction des heures de travail sans réduction de salaire devrait être un objectif à long terme pour tou·tes les syndicalistes » et suggère que « pour commencer, il faut essayer de passer à une semaine de 30 heures avec 5 jours de 6 heures » — sans vraiment élaborer de stratégie qui vous permettrait de développer un pouvoir de négociation suffisant pour faire de votre compagnie une exception dans son secteur, voire dans l’économie.

Mises à jour de ces manuels

Ces deux manuels ont été mis à jour au fil des ans, mais pas vraiment en fonction des succès ou des échecs des campagnes du syndicat. Le manuel de négociation a été mis à jour en 1983 par Paul Poulos et Rochelle Semel, deux membres de longue date du nord de l’État de New York, qui souhaitaient également que l’IWW reprenne « du sérieux » et se mette à organiser des milieux de travail et à négocier des contrats. À cette époque, le syndicat était surtout composé de militant·es radical·es — des anarchistes et des communistes orienté·es vers le syndicalisme, des officier·ères syndical·es souscrivant à la lutte des classes, des ancien·nes qui se souvenaient de l’âge d’or de l’IWW, des partisan·es têtu·es et des sympathisante·s. Le nombre total des membres du syndicat était de quelques centaines, tout au plus.

Poulos et Semel ont supprimé l’introduction de Markholt sur la lutte de pouvoir entre les travailleur·euses et le patronat. D’autres sections techniques ont été rajoutées (par exemple sur les périodes de probation) avec des modèles pour la formulation de chaque section d’une convention.

Toutefois, il n’est pas certain que le manuel de négociation ou le manuel d’organisation ait été utilisés. L’IWW est parvenu à remporter quelques accréditations et à négocier quelques conventions dans les années 1980 : University Cellar Bookstore, le People’s Wherehouse (un entrepôt d’épicerie) et le restaurant Leopold Bloom’s à Ann Arbor ; Eastown Printing à Grand Rapids ; SANE et Oregon Fair Share à Portland ; et des usines de recyclage dans la région de San Francisco. À l’exception du People’s Wherehouse (qui a duré dix ans) et des usines de recyclage (qui ont encore des conventions IWW à ce jour), la plupart de ces campagnes ont été de courte durée, se terminant souvent à la fermeture de l’entreprise. De nombreuses autres tentatives d’accréditation, souvent accompagnées d’une grève, ont tout simplement échoué.

En 1988 et en 1994 ou 1996 (les archives sont imprécises), le manuel d’organisation est mis à jour, intégrant des commentaires de l’ensemble du syndicat. Cette plus récente version s’est éloignée du modèle de l’organisation d’une majorité pour déposer une requête d’accréditation, notant que « beaucoup de choses peuvent encore être accomplies par un petit groupe sur le plancher qui s’efforce de mobiliser ses collègues autour de griefs particuliers et de coordonner des campagnes d’action directe… » Alors que la version antérieure reconnaissait les diverses tactiques légales à la disposition du patronat pour subvertir ou faire échouer un vote d’accréditation syndicale, les mises à jour ont adopté une ligne plus dure, notant que

même lorsque vous « gagnez » grâce aux lois du travail, vous finissez par perdre — des heures interminables sont passées à poursuivre l’affaire, l’élan est perdu et le pouvoir passe du lieu de travail aux tribunaux patronaux. Même s’il est utile de connaître la loi afin de prendre des décisions éclairées sur toutes les options possibles, le milieu de travail reste votre véritable source de force.

Il reconnaît que le processus de plainte pour pratiques déloyales prend parfois « cinq ou sept ans avant d’aboutir à une “victoire” complète. À ce moment-là, le syndicat a presque certainement été démantelé et la plupart de ses militant.es ont trouvé un autre emploi. » Il s’agit très probablement d’une réflexion sur l’expérience de l’IWW chez Mid-America à Virden, dans l’Illinois. En 1977, l’IWW y a recruté six des sept travailleur·euses et a demandé la tenue d’un vote d’accréditation:

la longue marche à travers les cours de justice voit les membres du syndicat diminuer en nombres, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un en juin 1978… Deux ans plus tard, à l’automne 1980, toutes les procédures d’appels ayant été épuisées, Mid-America a finalement accepté de reconnaître le syndicat et d’entamer des négociations. À ce moment-là, bien sûr, le syndicat n’était plus présent sur le milieu de travail… Le Comité d’organisation industrielle… [a envoyé] des lettres aux employée·s actuel·les de Mid-America pour les informer de la campagne et leur proposer que l’IWW négocie en leur nom. Il n’y a pas eu de réponse et la campagne de Virden a été consignée à l’histoire.

Cette expérience s’est répétée presque exactement de la même manière des décennies plus tard, lorsqu’en 2013, l’IWW a remporté un vote d’accréditation chez Mobile Rail Systems à Chicago, pour ensuite perdre toute présence sur le milieu de travail (relativement petit) pendant la négociation de la convention collective. Le syndicat a finalement accepté d’abandonné la campagne en 2020.

Cependant, même si cette version du manuel d’organisation était plus critique à l’égard du légalisme dans les relations de travail, et même si elle reconnaissait « la possibilité — et même la légalité — de se battre pour des griefs spécifiques, ou même de demander la reconnaissance du syndicat, sans passer par le NLRB », la plupart de ses conseils étaient orientés vers une accréditation formelle en prévision de la négociation d’un contrat.

La mise en place du programme de formation actuel

Il convient de noter à nouveau que ces manuels ne semblent pas avoir été beaucoup utilisés. En1996, l’année où le manuel d’organisation a apparemment été mis à jour pour la dernière fois, il y a eu plusieurs campagnes de l’IWW très médiatisées. Pourtant, les membres de ces campagnes interrogé·es par l’autrice n’ont pas déclaré l’avoir utilisé, bien que certain·es en aient eu connaissance. Les Wobblies se sont débrouillées à tâtons pour mener à bien leurs campagnes enivrantes, guidées par les conseils de membres sporadiquement présent·es, avec un succès mitigé.

Toujours en 1996, l’IWW a perdu de justesse un vote légal d’accréditation chez Borders Books à Philadelphie. Une organisatrice au centre de la campagne a été licenciée et une campagne nationale très médiatisée a été lancée pour protester contre ce licenciement et boycotter la chaîne, avec une forte participation de plus d’une douzaine de branches de l’IWW. Dans la foulée, une série de nouvelles campagnes a vu le jour – au dépanneur MiniMart à Seattle, au Applebee’s de La Nouvelle-Orléans, chez Wherehouse Entertainment dans la région de San Francisco, à Snyder’s Pretzels en Pennsylvanie, à la librairie Sin Fronteras à Olympia et dans plusieurs entreprises de Portland.

Alexis Buss, une membre de Philadelphie qui est devenue plus tard secrétaire-trésorière générale, a déclaré : « Après Borders, nous ne recevions que des miettes, et les gens n’avaient pas d’autre moyen de s’impliquer. La nature d’un syndicat était toujours évaluée à la lumière de la question : “Combien de contrats avez-vous ?” »

Elle était souvent envoyée personnellement pour prêter assistance à ces campagnes. John B, qui a ensuite fait partie du Comité de formation des organisateurs et organisatrices, a décrit la situation ainsi :

Nous avons eu plusieurs campagnes nationales, très publiques, très visibles, qui ont totalement implosé… c’était essentiellement des situations où les milieux de travail étaient déjà sous haute pression, puis trois gars se mettaient debout sur une table en criant : “Travailleurs du monde, unissez-vous !” avant d’être tous congédiés sur le champs. Alexis s’est penchée sur ces campagnes et a mis au point une journée de formation consacrée aux meilleures pratiques en organisation.

Selon Buss : « Nous avons essayé de prendre le temps d’apprendre et de nous améliorer après chaque échec. » Elle a commencé à organiser des ateliers d’une journée pour les campagnes et les branches :

Disons que vous avez un [nom censuré] de Applebee’s qui contacte votre branche, que faites-vous ? Vous ne leur donnez pas des cartes d’adhésion ou des pamphlets sur la méchanceté de leur patron en leur disant : « Bonne chance, gamin. » Donc, on voulait vraiment essayer de construire un comité sur le milieu de travail… On a essayé d’expliciter les défauts des organisateur·trices externes qui faisait le travail d’organisation, les dangers de ne pas avoir de comité, les risques d’ignorer les leaders sociaux au travail…

Peu après, un groupe de quatre membres de l’IWW s’est mis à rassembler sérieusement des documents provenant des syndicats traditionnels. Il s’agissait de Buss, de John Hollingsworth (délégué syndical à Ottawa de la section 225 de l’OPEIU à l’époque et chercheur engagé par l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université), de Josh Freeze (membre de l’Amalgamated Transit Union et plus tard délégué syndical de l’Association of Flight Attendants) et de Chuck Hendricks (de Baltimore et plus tard du Connecticut, devenu un organisateur de UNITE HERE). Hendricks se souvient que le groupe a « commencé à rassembler du matériel de formation de l’AFL-CIO, de UNITE HERE et d’autres syndicats pour créer un manuel d’organisation » et des « formations sur le modèle d’une classe d’école ».

Hendricks faisait partie d’un certain nombre de Wobblies qui avait participé au « Organizing Institute » de l’AFL-CIO. Cet atelier de trois jours permettait d’acquérir les compétences nécessaires pour effectuer une « visite à domicile », notamment avec l’utilisation de jeux de rôles, à l’issue desquels les participant·es ayant réussi étaient recrutées par les syndicats. Ce modèle de classe avec jeux de rôles est devenu la structure de base de la formation en organisation 101.

Ainsi, l’IWW a trouvé le cœur original de son programme de formation chez les autres syndicats : rassembler des contacts, cartographier socialement et physiquement le milieu de travail, identifier les leaders, avoir des conversations individuelles avec ses collègues en suivant le scénario AEIOU (Agiter, Éduquer, Innoculer, Organiser et ”Unioniser”). On y a ajouté une analyse de la différence entre l’IWW et les autres syndicats (pas de personnel rémunéré, pas d’affiliation à un parti politique, pas de prélèvement des cotisations), ainsi qu’une critique du droit du travail et une « chronologie d’une plainte pour pratiques déloyales » rédigée par Buss, destinée à prévenir les participant·es de la lenteur et de l’inefficacité des processus juridiques.

La première formation d’organisation 101 a eu lieu à Portland en août 2002. Selon le rapport du Comité de formation des organisateurs et organisatrices à la convention annuelle :

Quarante membres sont venu·es de tout l’ouest des États-Unis pour un week-end de discussions formelles, de présentations et de jeux de rôle. Nous avons abordé des sujets allant du développement de contacts, de militantes et de leaders à la cartographie du milieu de travail ; d’inciter les collèges à assumer plus de responsabilités et de tâches aux négociations ; des défis des milieux de travail à fort roulement au droit du travail américain… Sans aucun doute, le commentaire le plus fréquent que nous avons reçu dans les évaluations était qu’il devrait y avoir plus de jeux de rôle. Les formateur·trices sont d’accord et pour la plupart des formations à venir, leur place sera considérablement élargie.

Dans les années qui ont suivi, d’autres membres de l’IWW provenant souvent d’un syndicalisme plus classique ont élaboré d’autres modules : deux organisateur·trices de Minneapolis qui avaient toutes deux de l’expérience avec l’AFSCME ont conçu une réunion avec un public captif et un exercice « One Big Organizer » dans lequel les participant.es posent à tour de rôle des questions à un·e membre potentiel·le du syndicat, pour l’agiter et l’éduquer. Dans l’ensemble, l’évolution de la formation d’organisation de l’IWW l’a fait passer d’un format magistral à un modèle d’éducation populaire.

Ainsi, de 1996 à 2003 environ, le programme de formation s’est consolidé, passant d’ateliers informels organisés par Buss à un programme officiel géré par le Comité de formation des organisateurs et organisatrices. Ce comité a rédigé et tenu à jour un manuel de formation, a coordonné les formations et a accrédité les nouvel·les formateur·trices. Lorsque la structure du comité a été effectivement mise en place, elle est devenue une ressource stable qui ne dépendait plus des talents de Buss, qui était depuis passée à d’autres projets.

Cependant, puisqu’il avait fortement emprunté aux syndicats traditionnels, ce programme de formation d’organisation portait encore à ses débuts les marques des approches traditionnelles. MK Lees, qui allait devenir formateur et siéger au Comité de formation des organisateurs et organisatrices, se souvient avoir suivi une première formation d’organisation 101 à Chicago en 2002, alors qu’il organisait des coursier·ères à vélo avec le Chicago Couriers Union de l’IWW. « La formation progressait encore vers le syndicalisme de solidarité… Elle était très critique à l’égard de l’organisation dans le cadre du NLRB, mais elle avait toujours un pied dans les deux mondes. Elle prévoyait qu’elle pouvait être utilisée pour l’organisation via le NLRB ou non » — comme pour les coursier·ères à vélo, classé·es comme travailleurs.euses indépendant·es et non comme employé·es — « mais de nombreux exemples étaient tirés de campagnes d’accréditation légale. » Même si elle ne formait pas et n’encourageait pas les participant·es à déposer une requête d’accréditation, la trame narrative de la formation de deux jours culminait avec une sortie publique du syndicat, comme le font les campagnes d’accréditation. L’atelier présentait également les « étapes d’une campagne » avec comme point culminant une « stratégie de reconnaissance » suivie d’une « négociation » — l’IWW présentait essentiellement une approche traditionnelle qui contournait le NLRB.

En d’autres termes, le syndicat était encore en train de forger sa propre approche à la syndicalisation.

Applications en campagne et révisions du programme

À partir de 2003, le programme de formation en organisation commence à évoluer à la lumière des expériences des campagnes de l’IWW.

Même si la formation d’organisation 101 n’a jamais conseillé de déposer une demande d’accréditation et qu’elle mettait plutôt en garde les participant·es contre le droit du travail, cette leçon s’est concrétisée avec les campagnes axées sur l’accréditation à Portland à la fin des années 1990 et au début des années 2000. En 2003, Portland a publié un document intitulé « Apprendre de nos erreurs », un retour sur quatre campagnes différentes : une entreprise de messagerie à vélo, deux épiceries distinctes et un organisme communautaire à but non lucratif. Les conclusions sont sans équivoque : « Le NLRB a ralenti l’organisation » ; « La bureaucratie du NLRB a ralenti le processus, a freiné notre élan et a pris énormément de temps à plusieurs personnes » ; « Nous n’avons pas envisagé la campagne sans l’accréditation au NLRB » ; « Nous n’avons pas reconnu que le syndicalisme direct fonctionnait bien sans l’accréditation au NLRB » ; « L’organisation s’est concentrée sur le vote d’accréditation plutôt que sur les problèmes des travailleur·euses et la lutte pour des gains concrets » ; « Choses à éviter à l’avenir : avoir un vote avec le NLRB » ; « Utiliser le NLRB  ; « Chercher la reconnaissance officielle du syndicat » ; « Viser à obtenir une convention collective officielle » ; « Abandonner la construction démocratique au sein des comités d’organisation pour se concentrer sur l’immédiateté d’un vote d’accréditation ». Pour une campagne où l’accréditation a été remportée : « Les vrais problèmes n’ont pas été abordés au cours de la négociation » ; « Le syndicat était plus une idée qu’une réalité ». « Choses à faire différemment la prochaine fois : plus de tactiques de syndicalisme d’action directe ». « Expérimenter avec des tactiques de syndicalisme plus minoritaires/directes ».

Néanmoins, le Starbucks Workers Union, lancé à New York en 2004, et le Jimmy John’s Workers Union, lancé à Minneapolis en 2010, ont initialement cherché à obtenir une reconnaissance officielle en déposant des requêtes d’accréditation auprès du NLRB. Le premier a abandonné cette campagne lorsqu’un jugement a déclaré que l’unité d’accréditation devait inclure tous les magasins de Manhattan. Le second a perdu de justesse un vote d’accréditation, et même si ce résultat a plus tard été annulé par le NLRB, le syndicat n’a plus jamais déposé de requête par la suite.

Cependant, au fur et à mesure que ces campagnes progressaient de magasin en magasin et de ville en ville, elles ont augmenté leur capacité à se servir de tactiques d’action directe au travail pour obtenir des gains, notamment des tapis de sol, des pots à pourboire, des contrôles de température, des changements d’horaires, des pauses toilettes, des augmentations, des congés payés, la fin de l’intimidation patronale et le renversement de certains licenciements.

Puisque les campagnes avaient plus de succès avec l’action directe qu’avec les approches juridiques, le programme de formation s’est développé davantage dans cette direction. Des ateliers, parfois donnés en supplément de la formation 10, sont devenus en août 2010 une formation 102 à part entière : « Le comité en action ». Nick Driedger, ancien membre du Comité de formation des organisateurs et organisatrices et vétéran « dual-carder » de l’IWW à Postes Canada (voir ci-dessous), note que le programme a été créé suivant la concrétisation de plusieurs efforts en organisation de l’IWW :

Le 102 a été créé après l’établissement d’une douzaine de comités d’ateliers dans différents milieux de travail. Nous avons donc commencé à élaborer un système pour recueillir les problèmes, cibler le niveau de gestionnaire approprié et faire aboutir les revendications de manière concertée (la procédure de griefs par action directe). On a mis l’accent sur la création de comités capables de durer sur le long terme ; certains de nos comités ont existé pendant environ six ans.

La formation comportait deux volets. Le premier est la tactique March on the boss, où plusieurs employé·es confrontent un·e patron·ne à propos d’une politique particulière ou du traitement des employé·es. D’abord un exercice demandant des réponses écrites détaillées, cette formation s’est transformée en jeux de rôles avec attribution de rôles (vigie, porteur·euse de la demande, interrupteur, etc.) et où les formateur·trices prenaient le rôle patronal.

Une autre section du 102 était une section intitulée « Parties d’une action directe », divisant cette dernière en dix parties. Entre autres : « la demande », « les participant·es », « les témoins », « la cible », « la tactique », « les résultats ». Cette section soulignait l’importance de l’escalade de la pression. De plus, des remarques étaient faites sur la différence entre le « contractualisme sur le milieu de travail » et l’approche de l’IWW, désormais appelée « syndicalisme de solidarité ». La formation discutait des arbitres qui prennent des décisions sans conséquence pour leurs propres conditions de vie, des conventions qui rendent la plupart des grèves illégales et qui repoussent le traitement de plusieurs problèmes jusqu’au prochain cycle de négociation, de ces conventions qui « font perdre du pouvoir aux travailleur·euses pendant la durée du contrat, généralement par le biais de clauses interdisant le droit de grève et faisant la promotion des droits de la direction, et par la reconnaissance de la légitimité patronale en esprit, en pratique et dans la loi ». La formation a opposé à ce modèle celui du « comité d’atelier ». Elle a également abordé l’intégration des nouvelles embauches, de l’efficacité du piquetage, de la gestion des représailles comme les licenciements et de la tenue de bonnes réunions.

Au fur et à mesure que les campagnes se multipliaient et que le programme de formation gagnait en popularité, les sections sur l’action directe ont été intégrées à la formation 101, qui était offerte beaucoup plus fréquemment que la 102. Pour sa part, le programme 102 est devenu une étude systématique du maintien des comités et d’un processus complet pour le traitement de griefs par action directe. La procédure de traitement de griefs a été élaborée après le succès de la campagne de « dual carding » à Postes Canada au début des années 2010. Les membres de l’IWW au sein du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes ont créé et dirigé un programme de formation intitulé « Reprendre le contrôle du plancher de travail ». Leur méthode était d’identifier les leaders sociaux sur le plancher et de leur faire suivre la formation, en utilisant l’infrastructure d’éducation du STTP. Encore Driedger :

Nous avons fait suivre ces formations à environ 160 personnes et nous les avons ensuite ajoutées à une liste de messages texte… pour assurer la coordination entre les comités d’atelier… Nous avons remporté de grandes victoires, notamment lorsque nous avons forcé Postes Canada à embaucher 200 personnes alors que la direction tentait de supprimer des postes grâce à des actions de style March on the boss auxquelles ont participé environ 2000 travailleur·euses [et] lorsque nous avons fait annuler une réduction de salaire de 30 % pour les facteurs et factrices rurales grâce à une grève sauvage de quatre jours. D’innombrables March on the boss, à coups de 8 à 120 travailleur·euses à la fois, ont permis de remporter des revendications allant de changements dans les mesures disciplinaires à l’application de l’ancienneté dans la sélection des routes de livraison, en passant par l’arrêt du temps supplémentaire obligatoire (auquel nous avons mis fin pour environ 1000 travailleur·euses pendant environ six ans, alors que c’était une pratique répandue partout dans les postes depuis des décennies auparavant).

Le processus de traitement de griefs de la formation 102 comprenait désormais une activité de tri et de hiérarchisation des griefs, ainsi qu’un exercice où il fallait dire aux travailleur·euses que leur propre grief ne peut pas être traité pour le moment. La formation a aussi abordé des questions de responsabilité démocratique liées aux campagnes dirigées horizontalement par les travailleur·euses.

Derniers développements

La dernière révision du programme 101 s’est étalé sur l’année 2018-2019. C’était encore le résultat de nouvelles expériences : des retours sur le succès de la campagne IWW au Ellen’s Stardust Diner et sur les défis rencontrés par d’autres campagnes IWW.

Chez Ellen’s, les travailleur·euses ont rendu public leur syndicat en août 2016. Les représailles de la direction se sont fait sentir par le nombre stupéfiant de 31 licenciements illégaux au cours des cinq mois suivants (16 en une seule journée). Le syndicat a fini par obtenir gain de cause en renversant les licenciements et en obtenant des arriérés de salaire dans le cadre d’un règlement supervisé par le NLRB. Toutefois, la campagne a survécu — et le règlement a été imposé — grâce à des efforts soutenus d’organisation, dont le recrutement et la formation d’autres travailleur·euses et la poursuite des campagnes d’action directe dans l’entreprise, en plus des piquets de grève et des campagnes de pression sur la question de la réintégration. Pendant ce temps, le syndicat a obtenu une série impressionnante de victoires, notamment une nouvelle scène, des mesures de sécurité, une salle pour l’allaitement, une augmentation du personnel, des réparations substantielles, des augmentations pour les cuisinier·ères, les plongeur·euses et les hôtes·ses, et la fin des répétitions non payées et du vol de pourboires, le tout sans reconnaissance ni négociation officielle. Tout cela a été rendu possible par une adhésion fidèle aux directives de la formation 101 existante et par la mise en place d’une structure formelle — l’adhésion au syndicat et le paiement des cotisations, des postes de dirigeant·es élu·es, des réunions et des motions, un budget. Cette structure est un contre-exemple aux campagnes hors NLRB qui ont tendance à être des affaires peu organisées gravitant autour de personnalités fortes.

À la lumière de cette expérience, la formation 101 a été révisée pour supprimer la « chronologie d’une campagne » originale qui culminait avec la « sortie publique ». MK Lees et cette autrice ont écrit deux articles pour tenter de résumer les leçons tirées de Stardust. Le premier s’intitule « Do Solidarity Unions Need to “Go Public” ? » (Est-ce que les Syndicats de Solidarité ont besoin de devenir public?) et soulignait que cette démarche n’était qu’un vestige d’une campagne d’accréditation au cours de laquelle la direction est officiellement informée de l’effort syndical et qui, d’après l’expérience de l’IWW, n’avait entraîné que des représailles et des pertes, alors que les luttes permanentes fondées sur les griefs ne subissaient pas ce genre de contrecoup décisif.

L’autre article, « Boom without Bust : Solidarity Unionism for the Long Term » (Exploser sans éclater: Le Syndicalisme de solidarité sur le long terme) , était une réflexion sur la façon dont l’IWW pouvait maintenir son modèle de syndicalisme de solidarité non contractuel dans le long terme, maintenant qu’il disposait de quelques modèles pour le faire. (Il faut reconnaître que les campagnes IWW chez Jimmy John’s et Starbucks ont elles-mêmes duré une dizaine d’années, mais elles n’étaient pas très structurées et avec le temps, elles se sont appuyées de plus en plus sur la publicité et les médias et de moins en moins sur la présence sur le plancher.) L’article a décrit les caractéristiques organisationnelles stabilisantes du syndicat de solidarité de Stardust. Le programme de formation, pour sa part, a remis l’accent sur le recrutement des travailleur·euses en tant que membres en règle à part entière, et sur l’adoption d’une approche systématique en général.

La section de la formation 101 sur le droit du travail, devenue alors un exposé incisif, quoique relativement long du contexte politique et historique de la loi Wagner et de Taft-Hartley, est désormais réduite à une inoculation contre les plaintes pour pratiques déloyales de travail et à une mise en garde général contre les procédures légales. Cette section de près de deux heures a toujours été très controversée : elle était soit la plus aimée, soit la plus détestée des participant·es dans leurs évaluations, mais les formateur·trices responsables de la révision de cette section ont réalisé que sa longueur contredisait effectivement son message, à savoir : mettre de côté le droit du travail et se concentrer sur l’action directe.

La formation 101 se termine maintenant par une note sur la « durabilité des comités » et les « prochaines étapes », donnant des conseils sur la façon dont les travailleur·euses peuvent « monter de niveau » dans leurs campagnes sans tirer sur la gâchette d’un vote d’accréditation ou d’une sortie publique pour récompenser leur organisation, qu’elle soit envisagée comme un moment triomphant ou bien comme un geste désespéré pour renverser une baisse d’énergie. On suggère plutôt : « d’augmenter le nombre de membres » et «de prendre en charge des demandes plus importantes ».

Conclusion

Le programme de formation de l’IWW correspond désormais à son rejet politique de la collaboration de classe et à son cynisme par rapport au droit du travail. Cependant, il n’a pas été élaboré de manière idéologique ou « a priori » ; au contraire, il a progressivement condensé environ 25 ans d’expérience dans des campagnes réelles.

Alors que son matériel original était emprunté aux syndicats traditionnels, il s’en distingue désormais dans les moindres détails. La version de l’AEIOU de l’IWW, par exemple, est axée sur l’action directe et non sur la signature d’une carte d’adhésion. Le programme vise à développer de larges compétences et une conscience de classe chez tou·tes les travailleur·euses. L’échelle d’évaluation indique si un·e travailleur·euse contribue activement à la campagne en participant à de rencontres individuelles, des actions directes ou des travaux administratifs, ou si son soutien à la campagne ne dépasse pas les paroles (à l’autre extrémité du spectre : les travailleur·euses passivement ou activement opposé·es à l’effort syndical).

Cette approche reflète également la structure même de l’IWW : des taux de cotisation très bas qui ne permettent généralement pas de financer du personnel rémunéré, des comités et des conseils d’administration composés de membres bénévol·es, et des campagnes dans des secteurs à bas salaires, à petits milieux et à fort taux de roulement, tel que le commerce de détail, la restauration rapide, les restaurants et les centres d’appel, où les membres du syndicat ont tendance à travailler et où les autres syndicats ne tentent généralement pas de certifier des unités d’accréditation pour des raisons évidentes de coût-bénéfice.

Cependant, toutes les campagnes de l’IWW ne souscrivent pas à l’approche du syndicalisme de solidarité (et cet article n’a abordé qu’une fraction des campagnes des cinq dernières décennies). Il existe toujours des campagnes d’accréditation et de convention au sein du syndicat, en plus d’autres modèles d’organisation, ce qui est rendu possible par le fait que l’IWW est très décentralisé. Les années 2010 ont vu une série de campagnes d’accréditation et de reconnaissance — 18 sur 20 ont été formellement couronnées de succès — qui se sont soldées par la fermeture de plusieurs de ces magasins ou par la disparition de la présence syndicale en quelques années. Le Burgerville Workers Union (BVWU) à Portland, qui a mené une campagne conventionnelle dès le début et qui entre actuellement dans sa troisième année de négociation, demande maintenant au reste du syndicat de l’autoriser à signer une clause interdisant le droit de grève, actuellement interdite par les statuts de l’IWW, et s’est déjà engagé dans un système d’arbitrage des griefs (où la partie perdante paie !). Cela reflète les contradictions, comme le disait le premier manuel d’organisation, d’essayer de construire un pouvoir ouvrier dans le cadre légal des relations de travail. En d’autres termes, les expériences des campagnes de l’IWW, même celles qui ne suivent pas le modèle défini dans la formation d’organisation actuelle, reflètent toujours les leçons et les avertissements distillés dans son programme, ne serait-ce que négativement. Mais le syndicat dans son ensemble, grâce à son modèle de syndicat de solidarité, a dépassé le stade de « syndicat de négociation » qui ne se différencie que par ses « cotisations bon marché et l’absence de dirigeantes rémunérées ». Enfin, le syndicat peut à nouveau mettre en pratique ses idéaux révolutionnaires.

Texte original par Marianne Garneau, présidente du Conseil du département de l’éducation du SITT-IWW et éditrice du blog de réflexion syndicale Organizing Work.

Traduction réalisé en janvier-février 2022 par Félix T. Membre de la section locale montréalaise du SITT-IWW.

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