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La pyramide renversée

Une organisatrice et un travailleur décrivent une campagne d’action directe ayant récolté de belles victoires pour ensuite s’effondrer faute d’avoir bâtie de solides fondations.

Toute personne ayant déjà suivi la formation d’organisation 101 du SITT-IWW (OT101) sera familière avec la pyramide d’organisation partagée ci-dessous. Si vous ne l’avez jamais vu ou avez besoin de vous faire rafraîchire la mémoire, elle va comme suit : Une pointe étroite «d’actions directes» est posée sur un étage plus large de «démocratie sur le lieu de travail» (par exemple, des réunions), lui-même posé sur un étage encore plus large de «relations entre collègues» (bâties à travers des discussions en tête à tête) reposant finalement sur une fondation de «connaissances de son milieu de travail» (qui y travaille, comment sont divisés les lieux, etc).

Cette pyramide est parfois opposée à une autre allant «du bas vers le haut» et dans laquelle quelques travailleuses et travailleurs très motivé.es se mettent à faire des actions directes avant (ou à la place) de se bâtir une solide base organisationnelle.

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles cette autre pyramide peut être séduisante : L’une d’entre elle est que pour bien des travailleuses et travailleurs qui n’ont pas confiance en leur habileté de persuasion ou en l’habileté de leurs collègues à les aider dans l’organisation de leur lieu de travail, une action directe concrète et victorieuse semble être une bonne preuve à montrer à leurs collègues. que «l’action collective, ça fonctionne !». Une autre est que bâtir un comité bien établi nécessite beaucoup de travail, souvent ennuyeux, alors que le recours rapide à l’action directe est excitant et mène parfois aux gains qui constituaient les raisons de vouloir s’organiser au départ.

En contrepartie, une raison évidente de s’opposer à cette méthode est que l’action directe échouera probablement s’il n’y a pas une organisation derrière pour supporter le petit groupe (ce qui, après tout, est la raison pour laquelle il faut s’organiser au départ). Il s’agit d’une très bonne observation. Cependant, il y a un autre problème, bien plus profond encore, qui est que même si la ou les actions fonctionnent, sans le reste de la pyramide, il y a peu à faire pour utiliser cette ou ces actions afin de créer une solidarité ou une organisation durable, et sans elles, tous les gains risque d’être très éphémères. Leur durée dépendra finalement bien plus de la volonté des patrons de les retirer ou non que de la force de l’organisation à les maintenir.

Pour illustrer ce point, j’aimerais partager avec vous un exemple venant d’une campagne d’organisation que j’ai supporté et écrit par l’organisateur lui-même :


J’ai utilisé par inadvertance le modèle de pyramide du bas vers le haut quand j’étais un «bébé organisateur» qui travaillait sur sa première campagne. J’étais relativement nouveau a l’IWW et malgré que j’avais assisté à quelques formations sur la manière d’avoir des conversations d’organisation et lu quelque livres, je n’avais pas encore été en mesure de faire une formation d’organisation 101.

La compagnie pour laquelle je travaillais était une entreprise familiale dans laquelle les différent.es membres de la famille possédaient chacun.e leur département en tant qu’entreprise indépendante malgré qu’ils et elles occupaient le même bâtiment. À la place de voir cette structure comme ce qu’elle était, c’est-à-dire une tentative de séparer les employé.es, j’ai plutôt perçu mon département comme étant la totalité de l’entreprise pour laquelle je travaillais. J’ai donc commencé à avoir des conversations en tête-à-tête avec mes collègues qui me semblaient les plus réceptifs et réceptives à l’idée d’organiser notre milieu. Bien que j’avais une idée globale de la cartographie sociale de mon milieu, je n’avais pas analysé de façon approfondie les relations sociales et d’influence avant de commencer.

J’ai laissé l’aspect saisonnier de l’entreprise, le fait qu’elle ferme chaque hiver, aveugler mon jugement et justifier une approche accélérée pour cette campagne d’organisation. J’ai donc réussi à rassembler trois de mes six collègues pour faire un «march on the boss[1]» relativement à quelques enjeux clés incluant les horaires et les salaires. Je ne savais pas que l’IWW enseignait une marche à suivre spécifique pour cette tactique dans l’OT101, mais nous avons eu de la chance et la riposte de mon patron n’a pas fonctionnées. Nous avions sans le savoir procédé relativement comme la formation le suggère, par exemple en faisant des demandes spécifiques et en donnant une date butoir. Cependant, pendant ce march on the boss, l’une de mes collègues a soulevé des enjeux que j’ignorais parce que je n’avais pas pris le temps d’adéquatement lui parler. Hélas, aucun d’entre eux n’a été résolu.

Malgré tout, quelque jours après notre march on the boss, nous avons eu gain de cause sur plusieurs demandes importantes : Premièrement, tout le monde excepté le contremaître a eu une augmentation de salaire. Deuxièmement, les travailleuses et travailleurs ont eu le contrôle de l’horaire qu’ils et elles on pu faire sans contrainte de la part du propriétaire ni du contremaître, excepté pour son propre horaire. Troisièmement, nous nous étions plaint.es que des employé.es étaient coupé.es avant la fin de leur journée et qu’il leur manquait souvent des heures et cette pratique s’est arrêtée. Finalement, nous voulions un retour sur le programme de «dollar days» de l’été précédent qui nous avait fait perdre des ventes et nous l’avons obtenu.

Sur le moment, j’étais en extase! J’ai raconté avec fierté nos succès à la réunion suivante du comité d’organisation de ma branche locale, puis les questions se sont mises à débouler : « Quelles questions exactes as-tu posé à tes collègues pendant les rencontres en tête-à-tête? Qu’est ce qu’ils et elles ont dit ?» Comme je n’avais pas pris la peine de prendre des notes détaillées, je n’étais pas en mesure de donner des réponses exactes, donc je n’ai pas pu rapporter beaucoup de ce que j’avais appris au reste du groupe. « Est-ce que pendant le march on the boss vous avez fait X, Y et Z, comme on l’a enseigné ?» Je ne savais tout simplement pas que nous avions une marche à suivre optimale pour cette tactique.

Alors que la saison tirait à sa fin, la campagne s’est peu à peu démantelée. J’ai compris que l’un des trois participants avait harcelé sexuellement les autres tout au long de l’été. Que le patron avait installé de nouvelles caméras de sécurité et que cela avait eu un effet dissuasif sur notre campagne. Qu’il a dit à toutes les personnes qui travaillaient sous la table qu’il devrait désormait déclarer leurs salaires. Qu’il avait lui-même rencontré des personnes seules à seules qui se sont ensuite montrées méfiantes envers nous. Il m’a finalement accusé de vouloir créer un syndicat et m’a menacé.

Pendant ce temps, en réalisant mes erreurs de parcours, j’avais essayé de récolter les contacts des personnes que je connaissais et de faire des tête-à-tête avec les salarié.es des autres départements. Malheureusement, le chat était sorti du sac et ma collègue membre du comité d’organisation la mieux placée pour aller leur parler (parce qu’elle avait déjà travaillé dans ces départements) était maintenant bien trop intimidée pour tenter sa chance.

J’ai fini par devoir déménager et je me suis pas revenu pour la saison suivante. Une autre personne que j’avais organisée n’a pas pu revenir elle non plus à cause de problèmes de santé. Une autre est revenue et a conservé son augmentation mais n’avait plus envie d’organiser l’entreprise. Je n’avais pas d’autres contacts permettant de garder cette campagne en vie et elle est morte.

Avec du recul, je peux identifier les facteurs clés qui m’ont fait choisir d’aller trop rapidement dans cette campagne.

Leçon apprise: Non à l’aventurisme !

Je voulais accomplir quelque chose avant que la saison se termine parce que je n’étais pas sûr de vouloir revenir l’année suivante. J’ai finalement compris qu’il est mieux d’organiser un emploi dans lequel on compte rester pour quelques années parce qu’on ne sera pas tenté.e de faire les choses trop rapidement. Il faut se souvenir que la raison pour laquelle on s’organise c’est de faire de notre emploi un milieu de travail dans lequel on aura envie de rester et auquel on tiendra et que, même si on ne peut pas y rester, ce n’est pas une bonne raison pour essayer d’aller trop vite. Il est préférable de débuter voir de compléter la cartographie physique et sociale de notre milieu de travail, d’avoir des informations sur le processus d’emploi puis de trouver quelqu’un.e pour nous remplacer et poursuivre là où nous auront quitter, que ce soit une personne à l’interne ou un.e «salt[2]».

J’étais aussi anxieux de prouver ma valeur aux autres membres de la branche et j’ai cru que dévier de la marche à suivre était nécessaire à cause des particularités de mon milieu de travail. En réalité, si on veut impressionner des gens dans l’IWW plus largement, bâtir un comité durable et gagnant accomplira beaucoup plus que quoi que ce soit d’autre, mais surtout, les seules personnes à qui nous devrions vraiment vouloir prouver quelque chose sont nos collègues de travail. L’organisation syndicale est quelque chose de risqué et nos collègues méritent un organisateur ou une organisatrice qui est dévoué.e à s’en tenir aux meilleures pratiques et à utiliser des méthodes qui ont faites leurs preuves à travers le temps. Presque tout le monde croit que son milieu de travail est unique et ils semblent effectivement presque tous avoir des conditions uniques qui justifient de dévier de la marche à suivre, mais à chaque fois que quelqu’un.e le fait, les mêmes problèmes se produisent.

J’avais une vision très aventuriste de l’action syndicale. Je me disais que ce serait super de faire un march on the boss, de tous et toutes arrêter de travailler, faire un sit-in ou peu importe quelle autre action, puis d’obtenir des gains et honnêtement, ça l’était ! Mais il faut se souvenir qu’on ne peut s’organiser seul.e. Nous avons le devoir d’intégrer nos collègues et de suivre la stratégie ayant la plus grande probabilité de bâtir un comité durable et capable d’améliorer nos conditions de travail sur le long terme. Participer à des actions directes est l’une des expériences les plus exaltantes au monde, mais ce n’est pas pour cette raison que nous le faisons. Nous le faisons pour créer un contre-pouvoir durable sur le plancher. Se dépêcher à faire des actions directes avant d’avoir créer des fondations solides n’est pas la bonne façon de procéder.

Et si…

Et si une action directe spontanée allait inévitablement arriver, qu’on y participe ou non ?

Parfois, et spécialement dans une «hot shop[3]», un groupe de travailleuses et de travailleurs peut décider de confronter leurs superviseur.es ou d’arrêter de travailler, de ralentir le rythme ou de se plaindre des ordres déraisonnables des patrons d’une manière qui affecte l’entreprise. Si on n’a pas encore créé une capacité d’organisation suffisante pour conduire une action directe de façon responsable, on ne l’a probablement pas assez non plus pour en arrêter/réorienter une qui pourrait mal tourner.

Dans une telle situation, notre meilleure option est souvent de se joindre à l’action et d’offrir le meilleur de notre support et de notre leadership pour faire en sorte que l’action soit victorieuse tout en minimisant les risques qu’encourent nos collègues. Ce genre de situations peut s’emballer très rapidement et il est fort probable qu’on aie uniquement le temps de discerner qui est la personne avec le plus d’influence sur le groupe et lui poser quelques questions clés telles que : «Qu’est-ce qu’on devrait demander au patron de faire/changer/arrêter ? Combien de temps on lui donne pour faire ce qu’on lui demande ? Qui d’autre pourrait vouloir se joindre à cette action ? Est-ce qu’on s’adresse au bon ou à la bonne superviseur.e ? Est-ce qu’il ou elle a le pouvoir de faire ce qu’on lui demande ? Qui d’autre devrait faire partie de cette conversation ? Qu’est-ce qu’on fait si l’un, l’une ou la totalité d’entre nous est congédié.e ? Qu’est-ce qu’on fait s’il cible l’un ou l’une d’entre nous comme étant le leader ?

Texte original: Organizing Work
Traduction: Maxime K.


[1]Action directe dans laquelle un groupe de travailleurs.euses va, sans prévenir, rencontrer un.e supérieur.e pour lui adresser des demandes.

[2]Un.e salt est une personne qui va travailler dans une entreprise uniquement pour l’organiser/la syndiquer.

[3]Une hot-shop est un milieu de travail dans lequel un ou des enjeux criant(s) agitent beaucoup les employé.es, ce qui mène souvent à des actions spontanées mais éphémères.

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