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Un syndicat pour recadrer le conflit

Je suis assis dans la poussière à la porte du quai de chargement de l’entrepôt dans lequel je travaille, les pieds qui pendent à l’extérieur, écœuré raide de ma semaine, à regarder la cour arrière pleine de mégots de cigarette et de bouts de plastique qui volent au vent et qui vont finir dans l’eau, quelque part, à faire réduire notre espérance de vie pour supporter un système autodestructeur. Je me suis pris un break tout seul cet après-midi. Pour être honnête, j’en prend pas souvent en fait; je préfère prendre une heure plutôt qu’une demi-heure pour dîner ou partir 10 minutes avant la fin de la journée histoire d’arriver plus tôt chez moi, mais là… j’suis en tabarnaque, et y fallait que je ventile un peu.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui me fait chier ? Hum… ça serait compliqué à expliquer simplement, mais si je voulais essayer de le résumer, je dirais que j’en peux plus de voir que le manque de culture de solidarité et de démocratie de notre société fait que ma job (et presque toutes les autres, même celles qui sont syndiquées par des syndicats «traditionnels»), c’est un pain in the ass constant ! C’est une interminable série de problèmes qu’on parvient jamais à régler pour la simple et bonne raison qu’on n’arrive pas à penser en dehors de la boîte ! J’ai hâte qu’on se le rentre dans la tête une fois pour toute, tout le monde ensemble : ça sert absolument à rien d’essayer d’améliorer nos conditions de travail si on prend pas le contrôle de l’entreprise au complet, et ça, presque personne, même les syndicats traditionnels, a l’air de le comprendre !

Pourtant, pour quelqu’un qui, comme moi, travaille constamment en démocratie directe à l’extérieur de sa job et qui sait comment ça change toute la façon de régler (ou plutôt d’éviter) tous les conflits que la hiérarchie cause, c’est un simple fait : Tant et aussi longtemps qu’on va lutter pour augmenter notre pouvoir face aux boss (ou à l’état, mais concentrons-nous sur les boss aujourd’hui) plutôt que pour les abolir, on sera continuellement en train de se diviser entre nous !

Qu’est-ce que je veux dire par là ? Je vous donne les deux raisons pour lesquelles je suis parti ventiler dehors, que vous avez sûrement déjà vu vous aussi à votre job, et vous allez tout comprendre :

 

Le conflit du temps supplémentaire


À mon travail qui fonctionne de façon très saisonnière, mes boss  utilisaient jusqu’à récemment la manœuvre du code du travail qui s’appelle «l’étalement des heures» qui consiste à payer tous leurs employés  40h par semaine, qu’ils en aient travaillé 15 ou 50, dans le but, qu’ils disait, «de leur assurer un revenu constant», puis, d’accumuler leur temps supplémentaire et de leur verser à taux horaire simple (plutôt qu’à taux 1.5) aux six mois ou en vacances payées. Sans vouloir m’étendre sur les détails, cette manœuvre que j’ai révélé illégale parce que l’entreprise pour laquelle je travaille répondait à aucun des critères nécessaires pour le faire, faisait en sorte que, sur les 100 à 200 heures de temps supplémentaire qu’on accumulait individuellement par période de six mois, on se faisait voler l’équivalent de 50 à 100 heures de travail, soit de 750 à 2500 $ chacun !

Lorsque j’ai entamé ce combat-là seul, faute d’avoir eu le temps de bien organiser mes collègues à cause d’une contrainte de temps, leur absence de conscience qu’il fallait prendre le contrôle de l’entreprise a fait qu’ils se sont rapidement braqués dans deux positions qui s’affrontent et y sont encore aujourd’hui : La première, adoptée principalement par les jeunes –  et fortement influencée par l’intervention des Boss pendant mes vacances –  est que si on va de l’avant avec l’idée d’obliger l’entreprise à répondre aux normes du travail, elle va engager du personnel supplémentaire pour éviter d’avoir à nous payer du temps supplémentaire à taux 1.5 et que bref, on pourra plus faire le temps supplémentaire dont certains ont besoin pour arriver à la fin du mois.  Il vaut donc mieux, selon ces collègues-là en tout cas, faire du temps supplémentaire à tarif simple que de ne pas en faire du tout (quoi qu’une augmentation de salaire aurait très bien pu faire la job aussi mais bon… une chose à la fois).

L’autre position, adoptée principalement par les pères de famille mieux rémunérés et plus occupés qu’eux, est d’applaudir l’idée que malgré la perte de salaire potentielle que la diminution de nos heures occasionnera peut-être, on va enfin pouvoir vivre un peu et s’occuper de nos familles, et c’est exactement de ça dont tout le monde ou presque avait besoin.

Mais voilà, c’est la merde ! Tout le monde est divisé ! Et pendant que les deux côté s’affrontent et ont, si on réfléchit pas en dehors du cadre où «on a des boss» et où «les employés ne contrôlent pas l’entreprise de A à Z», totalement raison, je sais très bien (et j’essaie de leur faire comprendre) que si nous, les travailleurs, on prenait toutes les décisions ensemble, sans boss, on aurait même pas à avoir ce débat insolvable là !

Pensez-y : Déjà, on aurait beaucoup plus de revenus à la base parce qu’on n’aurait pas de salaires astronomiques de boss à payer, mais en plus, on pourrait aussi nous-mêmes arriver à un accord qui fait en sorte que ceux et celles qui veulent travailler plus pourraient le faire et ceux et celles qui voudraient travailler moins pourraient le faire aussi. C’est même nous qui contrôlerait combien d’employé-es on engagerait ou pas ! On l’aurait totalement, le contrôle sur le temps supplémentaire, et les pères de famille pourraient voir leurs enfants et conjoint-es tandis que les jeunes pourraient travailler comme des fous et s’acheter une maison, payer leurs études ou faire la tournée de tous les festivals du Québec si ça les enchante. Ça vous sonne pas comme une solution pour tout le monde ça ?!?

Mais non… comme on prend pas le pouvoir, aucune des deux options est actuellement la bonne pour tout le monde, et pendant ce temps-là, tout le monde se fait chier, se divise, et mes boss continuent à rouler avec les chars à 100 000 $ qu’on leur paie.

Les «Yes-mans» contre les «Slackers»


Parce qu’il y a une seule personne (moi-même) dans l’entrepôt d’une compagnie dans laquelle il pourrait facilement en avoir trois, l’entrepôt de l’entreprise pour laquelle je travaille est continuellement le poste goulot, c’est-à-dire celui où il manque clairement du personnel, ce qui force tout le monde à interrompre régulièrement son travail pour venir me donner un coup de main même s’ils sont eux-aussi bien  occupés. On le répète à tous les jours, sans arrêt, et depuis des mois : il faut engager une personne de plus dans l’entrepôt parce que je dois toujours courir et couper les coins ronds pour arriver à la fin de la journée et que ça génère plein d’erreurs et de problème qui rendent la vie misérable à tout le monde, sauf à mes boss, bien entendu.

Ici encore, uniquement parce qu’on essaie de régler le problème autrement qu’en prenant le contrôle de l’entreprise de A à Z, deux visions s’opposent, nous divisent, et rendent le climat de travail insupportable : La première est que, tout en demandant activement à nos patrons d’engager une personne supplémentaire et en attendant qu’ils la trouvent (mais ils le font pas parce qu’ils auraient un salaire de plus à payer), on doit «travailler en équipe et s’entraider les uns les autres», et donc, lorsqu’un poste est débordé, il ne faut pas abandonner notre ou nos collègue(s) seul(s) et quitter notre travail à la fin de la journée sans lui avoir donné un coup de main. Disons-le, c’est une belle mentalité, la solidarité ! Mais dans le cadre d’une job dans un milieu de travail où on a pas 100 % du pouvoir, c’est plutôt une mentalité de yes-man ou de larbin. C’est rien de plus que d’embrasser son esclavage que de vouloir se faire exploiter davantage pour le même salaire en échange de «la fierté d’être des gars travaillants», et c’est une ostie de mentalité de marde dans ce contexte-là !

À l’inverse, la deuxième (très individualiste, que beaucoup de syndicats corporatistes adoptent, et qui coûte une fortune en griefs) est qu’on doit pas jouer le jeu des patrons en s’entraidant ou en travaillant plus fort si le problème est, à l’origine, qu’il manque de personnel, parce que peu importe la quantité de travail qu’on va faire, on va gagner le même salaire, et que bref, plus on va travailler, plus on va se fait exploiter, donc on s’en tient à notre job et ça fini là. J’appellerais cette mentalité-là celle de slacker. Mais Le problème avec elle, c’est qu’y faut être réaliste et se rendre compte que, comme on est encore en capitalisme à ce que je saches, la job doit être faite un jour ou l’autre si on veut que l’entreprise continue à rouler et générer un revenu, et que si on se contente d’en faire le minimum tout le temps, tout l’argent, les belles conditions, les semaines de vacances, etc, qu’on pourrait aller cherche par notre syndicalisme, on va les perdre !

Dit autrement, en étant slackers, on diminue notre rendement horaire, donc, même si on lutte férocement pour d’excellents salaires par notre syndicalisme, on aura besoin de travailler plus d’heures pour arriver à enfin sacrer notre camp chez nous à la fin de la journée, ou plus d’années avant de pouvoir enfin prendre notre retraire, et en plus, on laisse nos collègues surchargés seul-es pendant qu’on écoute des vidéos sur Youtube plutôt que d’aller les aider ou de s’en aller chez nous, parce qu’on veut faire notre 40h, mais en en faisant le moins possible.

Ça, quand c’est TOI le pauvre crétin surchargé depuis six mois, je peux le dire… ça donne envie de péter un câble comme je suis en train de le faire dret-là ! Bref, dans un cadre hiérarchique, c’est autant une mentalité de marde que celle des yes-mans, à la fin.

Donc si on regarde ça de loin, sans considérer l’option de prendre le contrôle total de l’entreprise et de congédier les boss, on se rend compte que d’une part, travailler fort c’est pas bon, et que d’autre part, ne pas travailler fort non plus, c’est pas bon, et que bref, peu importe ce qu’on fait, c’est-à-dire qu’on soit d’un extrême à l’autre, ou même en plein centre, on a TOUJOURS une mentalité de marde. C’est ridicule hein ?

Bien c’est pour ça qu’il faut arrêter de niaiser et se diviser entre les yes-mans et les slackers, et seulement prendre le contrôle total de la place pour s’approprier 100% des revenus (ou plutôt 100% du pouvoir de se les approprier). Ça devrait nous péter en pleine face il me semble : Le jour où l’argent que gagne ou perd notre milieu de travail va être le nôtre, plus personne va se faire exploiter, mais surtout, plus personne va avoir intérêt à en faire le moins possible et va mettre ses collègues dans le trouble en le faisant. Et si on regarde plus loin encore, le jour où toute l’économie entière va être enfin contrôlée par les travailleurs et les travailleuses, et collectivisée, on n’aura même plus à se donner le trouble de se faire compétition et à s’auto-exploiter pour éviter que nos concurrents nous fasse fermer.

 

Conclusion


Comme mes deux exemples le démontrent, la façon dont on voit les problèmes au travail (et dans la société, aussi), c’est souvent en «cadrant» les choses à l’intérieur d’un monde nécessairement hiérarchique, et ça limite notre capacité à voir que le problème lui-même bien… c’est souvent JUSTEMENT la hiérarchie. C’est important de prendre ce recul là! Il faut vraiment penser à ce qu’une dynamique horizontale, en démocratie directe, serait, et à qu’est-ce que ça changerait dans nos relations proches, notre bloc, notre quartier, notre milieu de travail, notre région, et sur les rapports entre toutes les différentes régions du monde, sinon, on tournera toujours autour en rond en répétant sans arrêt les mêmes erreurs et en essayant en boucle les mêmes «solutions».

Il faut qu’on prenne l’habitude, le réflexe, d’y penser à chaque jour, dans chaque conflit, dans chaque problème qui implique quelque part des gens en situation de hiérarchie, et je vous jure qu’on va bien vite comprendre collectivement cette analogie un peu simpliste là, que j’utilise tout le temps, mais qui résume bien le truc quand même, qui est que «pendant que les réformistes se demandent s’il faut utiliser un gros tuyau à faible débit ou un petit tuyau à haut débit pour remplir la piscine qui fuit, les anticapitalistes, nous, on propose de boucher la fuite !»

Bouchons ça, cette fuite là !

 

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*L’absence de terminaisons féminines constante n’est  pas une erreur ou une abstention;  elle traduit plutôt la triste réalité qu’il n’y a aucune femme sur mon milieu de travail actuellement, et cela n’a rien d’une coïncidence, mais ce sera le sujet d’un autre texte.

 

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