Articles

À la défense des territoires

Au début de l’automne 2017, un grand rassemblement fut organisé au Camp de la Rivière, le campement de soutien à la barricade érigée au pied du puits Galt 4 de la compagnie pétrolière Junex. Lors de ce moment de conspiration et de festivités regroupant des personnes autochtones et allochtones venant de partout à travers les territoires de la Mik’ma’gi et du Québec, un appel fut lancé à la formation de Comités de défense et de décolonisation des territoires (CDDT).

 

Cette idée de défense de territoire ne s’apparente pas à une protection patrimoniale d’une zone sensible. Elle ne relève pas non plus d’un fantasme de construction d’une communauté alternative qui serait isolée de la métropole. Défendre un territoire c’est plutôt faire le choix radical de l’habiter. Assumer la singularité de sa situation, les couches de vérité et de souveraineté qui s’y superposent, les formes de vies qui le parsèment et, à partir de là, entrer en relation de camaraderie ou de conflit. Habiter un monde, c’est décider de défendre la vie contre les institutions de la modernité qui veulent la transformer en marchandise, c’est défendre sa force de vie contre tous ceux qui veulent la réduire à une force de travail.

 

On ne peut parler de défense territoriale en Amérique du Nord sans évoquer la colonisation. En effet, vivre au Canada ou au Québec c’est être sur des territoires volés dont la richesse repose depuis cinq siècles sur l’expropriation et l’appropriation de fragments des mondes colonisés (vie humaine, animale et végétale), dans le but de construire une puissance économique et étatique. La réalité coloniale de ces États est donc double : d’un côté leur légitimité revendiquée sur un territoire non-cédé et les bénéfices qu’ils en tirent, et de l’autre leur position dans l’économie-monde. Le processus de dépossession puis d’extraction, toile de fond de la colonialité du pouvoir, n’est rendu possible que par l’entrelacement de pratiques militaires et économiques assurant la mainmise sur les territoires périphériques du Québec, du Canada, comme sur ceux du Sud Global.

 

Contre ce mode spécifique d’organisation, les CDDT ont pour double objectif de faire réfléchir aux questions liées à la colonisation, à l’extractivisme, à la territorialité des luttes, etc. et de mettre en action des réseaux dans le but de s’opposer concrètement à des projets dévastateurs. Ce travail double exprime la volonté de construire une force populaire qui puisse réellement mettre un frein aux ravages sociaux, écologiques et culturels de cette économie. Il s’agit donc à la fois de construire des luttes qui affirment l’inséparabilité du social et du territorial, de l’écologisme et de la décolonisation et de créer de nouveaux modes relationnels, de penser une repossession commune non dépossédante qui brise les modalités coloniales.

 

Ainsi, depuis les derniers mois, le mot a commencé à circuler à travers les villes, les villages et les réserves que des comités commençaient à se fomenter, partageant les impératifs de la défense de l’eau, de la terre et de tout ce qui y vit, avec comme prémisse la reconnaissance des souverainetés traditionnelles autochtones. À divers endroits des groupes ont commencé à se former, de multiples actions ont été menées, des conversations ont été poursuivies, des perceptions communes et de nouvelles amitiés se sont créées. Ces comités sont avant tout un prétexte au foisonnement d’initiatives. Un outil de rencontre pour aiguiser nos sens, affûter nos sensibilités. Ils s’apparentent à un spectre, hantant jusque dans leur demeure les possédants et les gouvernants qui veulent aménager nos vies avec leurs projets de développement.

 

Cette volonté de défense et de décolonisation des territoires se répand actuellement dans une pluralité de luttes. Pour rendre ces résistances possibles et victorieuses, là où des forces supplémentaires sont nécessaires et désirées, il importe de poser sérieusement la question de la liaison. Ce qui lie, c’est l’affirmation de ce à quoi on tient, ce à quoi on rêve, les façons de vivre et d’être ensemble, les actes concrets de résistance qui en découlent – les grèves, les blocages, les occupations, les émeutes, les sabotages. C’est pourquoi les Comités de défense et de décolonisation participent, comme le SITT-IWW, à ce mouvement beaucoup plus vaste qui est celui de faire liaison. La simple possibilité de construire une force qui puisse arrêter de manière définitive la catastrophe de la modernité coloniale en dépend.

Solidarité,

Membre du CDDT,

X377647.

,

Les hippies ont raison sur un point

Un cri d’agonie.

Les pleurs de l’enfant.

Le silence lourd.

Les camarades de la guérilla se regardent successivement, sept autres personnes avec qui combattre dans le paroxysme d’un conflit armé, ce génocide contre les Mayas au Guatemala. Après le colonialisme espagnol, l’acculturation et l’ethnocide contre les populations indigènes, une culture qui est déjà enseignée comme éteinte, respire fièrement. Les droits humains ne s’applique pas pour les rebelles ; le gouvernement militaire placé au pouvoir par les États-Unis lors de la Guerre froide ne considère même pas les Mayas comme des êtres humains, de toute façon. En 1981, c’est la 27e année de guerre entre le front du peuple, composé de 15% de gens éduqués et de 85% de rebelles des campagnes, majoritairement des indigènes, contre l’autoritarisme raciste et capitaliste.

Un autre cillement assourdissant, acouphène.

Le tank militaire ayant tiré se profile derrière le nuage de poussière en suspension.

La bataille continue.

Elle est réelle.

Partout, la peur, le sang, les corps, le feu, les bombes, les balles, les cris, la douleur, la souffrance, les camarades qui tombent, les proches qui s’affaissent, la famille, l’amour de leur vie, un regard qui perd sa lumière d’existence, le viol, la torture, les enveloppes charnelles dépouillées de leurs membres, de leur dignité, tout orifice violé, massacré, des ventres ouverts dont la tête d’un parent vivant était plongée dans les viscères encore chaudes, le béton qui éclate. « Les gargouillis du sang résonnent au rythme de mes propres battements de cœur. Je suis dans la guérilla. Je m’appelle Maria. Mon mari est porté disparu depuis quelques mois déjà, mais mon inconscient sait que jamais je ne le reverrai. Mes yeux brûlent, à cause de la poussière, des larmes, du sang, un éclat d’obus, pas le temps de savoir, je dois combattre et dans ma tête, une seule phrase, une seule idée ; la lutte pour le peuple, la lutte pour la liberté, pour l’égalité. Une idée plus forte que toute l’horreur de la guerre, qui m’oblige à avancer encore et encore, des valeurs passées et comprises à travers l’enseignement et l’entraînement que j’ai reçu dans les montagnes, je souffre, avec les autres camarades parce que je crois en l’humanisme, j’aime l’humanité. »

Maria est une femme ayant participé à la guerre contre le génocide maya. Étant elle-même Maya, sa mission est de conscientiser les gens aux horreurs cachées au Guatemala. Malgré son âge avancé, elle milite encore dans un groupe de conscientisation contre la violence sexuelle, cultive une terre de café avec son second mari et agit en tant que porte-parole avec d’autres personnes de sa communauté pour dénoncer les crimes contre l’humanité perpétrés entre 1960 et 1996.

Quand on fait partie d’un milieu militant, on se retrouve face à des idées, des valeurs, des méthodes que l’on doit comprendre, puis assimiler, faire progresser ou rejeter. Ce qui nous  pousse à joindre, c’est en majorité, je crois, parce que l’on se reconnait dans les fondements de base d’un groupe et que nous avons un désir d’avoir un impact sur notre monde, ou encore sur le monde. Par contre, qu’est-ce qui nous pousse à rester ? Au niveau de la gauche active, l’un des premiers chocs auxquels on fait face, c’est la violence à notre égard, tant au niveau des jugements que dans les attitudes ou la façon de nous aborder. Second choc, c’est la violence à l’égard des personnes qui ne possèdent pas nos privilèges qui frappe. En ce qui me concerne, même ayant fait intervention dans des plusieurs situations de harcèlement contre des personnes opprimées, jamais je n’aurais pu conceptualiser la violence dans son entièreté, même quand la police me frappait par plaisir de me faire souffrir, si ce n’avait été de par les témoignages que j’ai entendus au Guatemala, tous plus horrifiants les uns que les autres, peignant un portrait glauque tout droit sorti des caves de Sade… Malgré tout cela, mon moment de choc le plus fort fut lorsque me promenant dans la capitale avec des camarades, l’une des personnes me pointa un vieil édifice en briques de béton et me dit : « Regarde, ce sont des impacts qui datent de la guerre », puis, de voir les dizaines de trous de balles, qui avaient visé et ou tué il y a 20 ans, imaginant toutes ces histoires en un flash.

Tout cela ramène aux raisons de devenir et rester dans le militantisme actif : le point commun de tous les récits entendus portait sur la façon d’aborder la violence, qui se basait sur l’acceptation de la situation et sur un désir, dès lors, de la changer, au prix de sa sécurité et de sa vie. L’amour de l’humanité, la solidarité du peuple et une empathie des souffrances étaient ce à quoi se raccrochaient les camarades pour continuer à lutter, pour passer par-dessus la peur, le froid, la faim, l’agonie. Gavino, un rebelle de la communauté, me dit d’ailleurs, vers la fin de mon séjour, que ce qui a fait perdre l’organisation militaire, c’est que leur combat était basé sur la haine, ce qui nuisait grandement à la solidarité entre les unités, donc les rendait vulnérables. Au final, Gavino m’a sommé de combattre, pas par la haine, mais par philanthropie, communautarisme, désir d’égalité et compréhension, et c’est là que les hippies ont raison, mais aussi de ne jamais cesser au profit d’une émancipation personnelle, parce que le danger réel et le point fondamental de notre lutte est d’éduquer et de prendre action avant que la situation ne dégénère au point de nous rendre à un point critique, donc de faire la révolution et non pas l’insurrection.

Emma Parsons