Les griefs suspendus, les travailleurs et travailleuses de la santé se tournent vers l’action directe

Une source anonyme décrit les actions directes employées, durant la crise de santé publique en Ontario, par les travailleuses et travailleurs des foyers de soins de longue durée maintenant que le règlement des griefs est suspendu.

Le 17 mars, le premier ministre Doug Ford a déclaré l’état d’urgence en Ontario. Pour la plupart des gens, il était interdit à présent de se réunir en groupe. Les centres commerciaux et les lieux publics ont été fermés, et les travailleurs et travailleuses ont été contraint.e.s de rester à la maison à tenter d’imaginer comment se nourrir et payer les factures ; mais pour le personnel de la santé, ce fut autre chose.

La déclaration d’urgence a suspendu une grande partie des conventions collectives dans le secteur de la santé. Pour l’employeur, ceci veut dire que toute les mesures de restriction des horaires, affectations, lieux de travail et tâches, ne sont plus en vigueur durant la pandémie. Toutes les vacances et tous les congés ont été annulés, au point où – lorsqu’ils ont été interrogés – les employeurs ont déclaré qu’ils pensaient maintenant avoir le droit, en vertu de la déclaration d’urgence, d’annuler un congé de maternité s’ils le souhaitaient, tout en espérant que ce ne serait pas le cas.

Les mécanismes habituels qu’utilisent les syndicats pour régler les problèmes en milieu de travail ont subi beaucoup de dommages collatéraux. L’arbitrage accéléré, où un syndicat peut demander à la Commission des Relations de Travail de l’Ontario de nommer un arbitre et de faire tenir une audience dans les 30 jours, n’est pas utilisé actuellement. La CRTO échoue de façon routinière à répondre à ces demandes, de sorte que la disposition peut tout aussi bien ne pas exister. En temps normal, un ordre d’exécution de travaux dangereux peut être résolu par un refus, et en contactant le ministère du Travail pour qu’il mène une enquête et se prononce face à la sécurité des travaux requis. Depuis la crise du COVID-19, ce ministère contacte en premier lieu la direction, parle ensuite aux travailleurs et travailleuses, et termine en affirmant publiquement qu’il n’y a pas de problème. Les employeurs ignorent simplement les griefs parce qu’ils savent qu’ils le peuvent. Les représentant.e.s syndicaux ne peuvent pas visiter le lieu de travail, car ils ont été classé.e.s comme «visiteur.e.s non essentiel.le.s».

Dans certains lieux de travail, c’est désastreux. Sans visite d’un.e représentant.e syndical et sans réunions de griefs, certain.e.s travailleuses et travailleurs estiment que le syndicat n’existe pas en ce moment. Les gestionnaires en profitent pour dire aux employé.e.s que les syndicats ne peuvent les aider et qu’ils ne seront à nouveau pertinents qu’après la pandémie. Les membres appellent leurs représentant.e.s syndicaux en les implorant d’agir mais rien ne se passe puisque les méthodes habituelles sont suspendues.

Pour d’autres lieux de travail, cependant, c’est une chance de progresser en poussant encore plus loin les gains réalisés dans le passé. Ces unités, même si elles utilisent aussi la procédure de règlement des griefs, ne comptent pas uniquement sur elle pour faire avancer les choses. Certaines de ces unités ont une longue histoire d’action directe, d’autres fléchissent leurs muscles pour la première fois… Mais toutes ont su améliorer leurs conditions de travail !

Je voudrais partager deux de leurs histoires. L’une est une unité déjà combative ; l’autre est une unité où ils commencent à réaliser que la lutte paie. Les deux employeurs resteront anonymes.

Planification et Affectation

La première unité est une maison de soins de longue durée qui pratique l’action coordonnée pour réaliser des gains. Dans le passé, ils ont mobilisé les résident.e.s et leurs familles pour lutter contre les décisions de gestion impopulaires telles que la sous-traitance. Bien avant le COVID, ils se regroupaient déjà régulièrement pour refuser collectivement de permettre à l’employeur de remplacer les postes à temps plein par des quarts de travail supplémentaires à temps partiel. Dans un certain nombre de cas, lorsqu’un.e employé.e a été injustement suspendu.e, ils ont collectivement refusé d’accepter de pourvoir au poste suspendu pour envoyer un message à l’employeur. Parfois, cet.te. employé.e suspendu.e a même été ramené.e au travail avant la fin de la suspension afin de maintenir les effectifs en place.

Les travailleurs et travailleuses de ce foyer de soins continuent de faire des gains malgré la suspension actuelle d’une partie de leur convention collective. L’un des éléments de la déclaration d’urgence est une ordonnance stipulant que tous les travailleuses et travailleurs de la santé ne peuvent travailler que pour un seul employeur. Lorsqu’un gestionnaire a essayé de profiter de la déclaration d’urgence pour mettre en œuvre un horaire de 12 heures extrêmement impopulaire, plus de la moitié des employé.e.s de cette unité se sont regroupé.e.s et ont dit à leur gestionnaire que si cela se produisait, ils iraient travailler dans un autre établissement de soins, obligeant le gestionnaire à revenir sur sa décision.

Dans un autre cas, des travailleurs et travailleuses ont été déplacé.e.s dans l’établissement pendant leur quart de travail, envoyé.e.s d’une unité non-COVID à une unité aux prises avec le virus, puis retourné.e.s à l’unité non-COVID pendant le même quart de travail. Après une brève discussion avec la direction, ils ont été menacé.e.s de licenciement pour abandon d’emploi s’ils refusaient de retourner dans une unité non COVID pendant le même quart de travail. Après avoir discuté de la situation entre eux, ils sont retourné.e.s voir leur gestionnaire avec un ultimatum : soit le mouvement entre les unités s’arrête immédiatement, soit chaque travailleuse et travailleur renvoyé.e dans une unité non-COVID pendant le même quart de travail appelle la Santé publique et signale une exposition aux COVID. Ils savaient très bien que la Santé publique les mettrait en quarantaine pendant 14 jours avant de leur permettre de retourner au travail, ce qui causerait un énorme problème – dû au manque de personnel – pour le gestionnaire. En travaillant ensemble, ils ont pu atteindre leurs objectifs malgré le démantèlement de la procédure de règlement des griefs.

Équipement de Protection Individuelle (EPI)

Dans une autre unité sans histoire d’action directe, les travailleuses et travailleurs commencent à réaliser leur pouvoir. Lorsque l’ordonnance d’urgence a été rendue, les gestionnaires ont déclaré aux délégué.e.s syndicaux que le syndicat n’était plus pertinent et ne le serait qu’après la pandémie. Des griefs ont été déposés et ignorés. Les délégué.e.s syndicaux ont approché la direction pour parler des problèmes, et on leur a dit de s’en aller et de revenir après la pandémie. Ne voulant pas attendre pour faire face à ces problèmes importants et urgents, ces employé.e.s avaient besoin d’un autre plan. Des réunions ont eu lieu (virtuellement, bien entendu) et un plan d’action a été convenu.

Le premier point à traiter pour ces travailleurs et travailleuses était l’accès aux EPI. Le médecin en chef de la Santé publique a ordonné que les EPI soient facilement disponibles, mais leur employeur mettait des bâtons dans les roues. Un masque à procédure unique était fourni à leur arrivée au travail, et s’ils avaient besoin d’un autre, ou d’un masque N95, ou de blouses, ou de gants, ils devaient s’adresser à un.e responsable. Le directeur posait beaucoup de questions pour ne pas accéder à leur demande. Plusieurs fois, on leur a dit qu’un masque N95 coûte 7 $, ce qui devrait être le dernier souci à avoir en matière de sécurité. Il se trouve que la gestionnaire de soir, chargée de garder et de distribuer à contrecoeur l’EPI, n’était pas elle-même une agente de santé, mais travaillait dans un rôle de soutien auxiliaire. Une nuit, deux employé.e.s se sont approché.e.s et ont demandé des EPI supplémentaires, ce qui a été refusé. Un.e des employé.e a remis à celle-ci une copie de l’une des directives du médecin en chef de la Santé publique, qui excluait spécifiquement tous les visiteurs et travailleurs non essentiel.le.s des foyers de soins de longue durée. La gestionnaire a demandé en quoi cela était pertinent, et l’autre employé.e a déclaré: «Nous sommes trois ici, mais seulement deux d’entre nous sont des employé.e.s essentiel.le.s. On peut procéder de deux façons : soit vous donnez l’EPI à tout employé.e qui vous le demande ; soit on vous fait renvoyer chez vous dès maintenant en appelant la Santé publique si vous refusez de partir. » La gestionnaire a appelé (et réveillé) son propre directeur, et le directeur s’est présenté sur les lieux pour tenter de dissuader les travailleurs de l’EPI qu’ils avaient demandé, mais ils sont resté.e.s fermes. Enfin, la direction a cédé et le lendemain matin, une nouvelle directive a été envoyée à tous les travailleurs et travailleuses les informant que «par mesure de précaution», les EPI seraient distribués gratuitement.

Un autre levier que les travailleuses et travailleurs utilisent sont les médias. Leur lieu de travail a été mis en évidence récemment dans les nouvelles, et ce n’est pas positif. La direction, qui essaie normalement de contrôler ce que les médias peuvent dire sur cette entreprise, est dépassée par les évènements. Les employé.e.s l’utilisent régulièrement pour contester les décisions de la direction concernant les politiques de dotation et de quarantaine. Lorsque la direction met en œuvre un changement, les travailleurs et travailleuses ont un rendez-vous virtuel pour répondre à une question: est-ce stupide maintenant ou est-ce que ce sera stupide à six heures, aux nouvelles? Cette phrase a fait son chemin, et les gestionnaires ne savent pas comment y répondre.

Alors que quelques travailleuses et travailleurs parlent ouvertement aux médias, beaucoup d’autres sont plus réticent.e.s. Donc, un.e porte-parole qui n’est pas employé.e par l’entreprise a été sélectionné.e pour transmettre aux médias des informations sur ce qui se passe à l’intérieur de la maison de soins de santé. Dans la salle de pause, il y a une télévision qui est généralement réglée sur l’une des chaînes d’information locales. Il y a quelques semaines, un gestionnaire a bloqué toutes les chaînes d’information par dépit. Pour contourner ce problème, les travailleurs et travailleuses organisent des visionnements sur Facebook pendant leurs pauses, assis à six pieds l’un.e de l’autre dans la salle à manger, sur leur téléphone portable, le volume bien audible. Durant cette pandémie, la direction a commencé à faire allusion à la discipline pour – comme elle le dit – «rétablir l’ordre» au travail, mais elle ne peut pas faire grand-chose sans se mettre dans une situation pire qu’elle ne l’est déjà.

Cette unité prend conscience du pouvoir de l’action directe et commence à comprendre son pouvoir sur les lieux de travail. De nouveaux leaders commencent à se mettre en place. Certain.e.s représentant.e.s «officiel.le.s» tombent en déroute, tandis que d’autres jouent un rôle de premier plan dans l’action directe collective au travail.

Leçons

La conclusion que l’on peut tirer est simple. Les conventions collectives, les griefs, les arbitrages et les canaux syndicaux officiels peuvent être utilisés pour atténuer certains des dommages qu’un mauvais employeur peut faire aux travailleuses et travailleurs, mais ils ne peuvent pas tout régler. Non seulement ils sont imparfaits de par leur conception, mais ils peuvent être suspendus ou rendus inefficaces très facilement par le gouvernement en place.

Les griefs peuvent être retardés mais pas l’action collective directe. Les conventions collectives peuvent être suspendues, temporairement, comme dans ce cas ; ou même de façon permanente comme c’est arrivé au cours de l’histoire ; mais l’action collective directe s’inscrit toujours dans le présent. Les lieux de travail où les travailleuses et travailleurs ont érigé un rempart, ou ont une une histoire éprouvée d’action directe collective, se portent beaucoup mieux pendant la pandémie que ceux qui n’en ont pas.

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