La fragilité masculine et l’orgueil à l’usage des boss

L’odeur infecte du WD-40 qui brûle en irritant nos voies respiratoires et en nous faisant crever à petit feu

plane dans l’usine ce soir. C’est que mes patrons préfèrent utiliser ça pour éviter les projections pendant la

découpe de l’acier au laser plutôt que le fluide sécuritaire spécialement (ou moins nocif, du moins) conçu

pour ça. Probablement une question de prix pour sauver quelques dizaines ou centaines de dollars par

année. Pis pendant ce temps-là, notre santé, il s’en sacre. Bein oui, on est de la marde, nous autres, on est

juste des ouvriers et des ouvrières.

On en parle entre collègues au break. C’est clair qu’on va faire quelque chose avec ça, ça restera pas là !

Tout s’enligne pour une petite action directe simple, c’est-à-dire de fermer la découpeuse, qui est l’une des

trois machines d’ou toute la job part, jusqu’à ce qu’on aie de l’huile de coupe non-toxique. Presque tout le

monde est d’accord et se tient. Ouais, tout va bien excepté un détail : L’opérateur de la machine veut pas

l’arrêter…

Le champion en question s’appelle Jean (nom modifié). Jean n’est pas un plaignard ! Les plaignards, selon

lui, c’est des chochottes, et être une chochotte est quelque chose de terrible parce que Jean, vous l’aurez

deviné, souffre de masculinité toxique. Lui, les vapeurs de WD-40 toxiques, il dit que ça le dérange pas et

qu’il est capable de les endurer. Il en tire même une fierté raconter des choses comme ça dans les partys

ou au bar. Il a une job d’homme, lui ! De vrai mâle, là !

Malheureusement, Jean scrap sa santé et souffre autant que nous. Lui aussi, il va le chopper, le cancer,

inquiétez-vous pas ! Et probablement aussi qu’à quarante ou cinquante ans, il va avoir le dos fini et être

trois mois par année en arrêt de travail pis trouver sa vie plate en ****, donc il est pas vraiment plus

«toff» que nous autres. Il est juste manipulé par les boss par rapport à sa fragilité masculine.

Jean est aussi contre ça, les syndicats. Selon lui, ça protège les lâches et empêche les travaillants comme

lui de progresser. Ça nivelle par le bas. Il a plein d’histoires de travailleurs lâches qui lui ont été racontées

par «le gars qui a vu le gars qui a vu l’ours», sans contexte, qui l’empêchent de comprendre que les

employées slackaient sur la job parce qu’ils étaient en moyens de pression et que le petit nouveau zélé

scrappait leur job, ou bien que l’impossibilité de progresser dans une entreprise syndiquée est dans la

plupart des cas une riposte des Boss et le résultat d’une «pas assez bonne» convention collective.

Le Jean d’Amérique

On connaît tous et toutes des tonnes de Jean. Ça peut être des Jeanne aussi, mais typiquement, c’est des

Jean, évidemment. Les Jean sont travaillants et aiment nous le faire savoir, pis maudit que les boss

apprécient les gens pas de colonne comme eux parce qu’ils peuvent profiter d’eux et qu’ils vont presque

les remercier de le faire. C’est que les boss sont brillants : Ils ont réussi à profiter de la fragilité masculine

et/ou de l’orgueil des Jean de ce monde et à leur faire voir tout à l’envers. Ainsi, plutôt que de voir l’acte

de rébellion comme étant l’acte héroïque, ils ont plutôt réussi à leur faire entrer dans la tête que c’est, au

contraire, l’acte de soumission qui l’est ! Et les Jean endurent n’importe quoi, voir s’auto-exploitent, sans

broncher ni se plaindre pour nous démontrer qu’ils sont des vrais «toffs» et pas des lâches. Quelle ironie,

hein ?

C’est triste, au fond. Parce que des gens travaillants comme Jean, quand on y pense, c’est ça qu’on veut,

car pour être honnête, c’est vrai que des lâches qui rendent notre job plus difficile à faire, au même titre

que des colocs qui font jamais la vaisselle ou le ménage, ça craint ! Et malheureusement, les gens qui

pensent comme Jean propagent le mythe que les syndicalistes et autres gauchistes sont des paresseux et

des paresseuses de ce genre alors que ce contre quoi on est, en réalité, c’est pas le travail, c’est

l’exploitation et les injustices. Et les paresseux et paresseuses, on les laisse pas faire non plus. On a

seulement une autre approche : Nous, plutôt que de les caler, on les forme, on les écoute, on essaie de

comprendre pourquoi ils et elles ont pas envie de rentrer travailler et on fait en sorte qu’ils et elles arrivent

à être heureux et heureuses dans leur job et dans leur vie et à s’épanouir. En fin de compte, on est

beaucoup plus utiles pour enrayer la paresse que les Jean qui pensent qu’une claque derrière la tête ou un

congédiement (mais pas de BS) c’est la solution contre la fainéantise.

Quand on regarde ça comme ça, c’est nous, les héros, et les Jeans sont les lâches parce qu’en plus de

même pas avoir de colonne pour eux et elles-mêmes, ils et elles se désolidarisent aussi de leurs collègues

et font en sorte qu’ils et elles souffrent encore. Bref, avec du monde comme Jean, personne n’y gagne,

sauf les patrons. Et c’est pourquoi il faut en finir avec cette mentalité-là !

On fait quoi ?

Je n’ai pas toutes les réponses, mais je sais par contre que notre job, quand on croise un Jean ou une

Jeanne, c’est surtout pas de l’envoyer promener ! C’est de comprendre ce qui le ou la fait chier à la job,

pareil comme avec tout le monde, et l’amener recadrer ses conceptions avec des angles différents pour

réorienter ses «combats» et frustrations.

Ça peut être, par exemple, de comprendre que c’est pas contre le fait de travailler qu’on se bat, c’est contre

celui de se faire exploiter. Se laissera-t-il ou elle exploiter comme un.e pas de colonne ? Il ou elle a plus

de courage que ça, voyons ! Ça peut aussi être de l’amener à réaliser que c’est pas contre «l’équipe de

l’entrepôt qui se pogne le cul» qu’on doit chialer, mais plutôt contre leur cynisme face à des années de

demandes non-retenues à leur superviseur qui les fait chier et qui les empêche d’organiser le travail

comme ils et elles voudraient, d’une part, et d’avoir le droit de se réunir avec les gens qui travaillent dans

les autres départements sur les heures de travail pour communiquer et prendre des décisions ensemble qui

vont faciliter la job d’une étape à l’autre de l’usine. Etc.

Parce qu’au fond, le Jean ou la Jeanne est un.e bon.ne candidat.e au syndicalisme. Il ou elle a de la drive, est

souvent allumé.e, veut accomplir des choses dont il ou elle va pouvoir être fier.e, est travaillant.e, etc. Il faut

juste lui parler et lui démêler l’esprit. Aller à la source des problèmes, comme on dit.

Allez tout le monde, on se prend tous et toutes un Jean ou une Jeanne et on s’en va prendre un café avec.

Notre classe sociale en a besoin.

Solidarité !

 

Max K

 

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